fbpx

Publications

La « feinte psychologique » : une nouvelle manière de gouverner qu’il faut encadrer

Note économique sur le besoin de restreindre l’usage de techniques manipulatoires afin de préserver la capacité de chaque personne à prendre des décisions informées, basées sur ses propres valeurs et intérêts

Le recours aux « nudges », aussi appelés « feintes psychologiques », devrait être encadré selon cette étude de l’IEDM. « En ce moment, le Canada n’a aucune structure permettant d’encadrer l’usage de la science comportementale par les gouvernements pour orienter les choix des citoyens et citoyennes », explique Nathalie Elgrably-Lévy, économiste senior à l’IEDM et auteure de l’étude.

En lien avec cette publication

Think tank calls for oversight on Canadian government paternalism (Western Standard, 30 septembre 2023)

We need to know when government is trying to alter our behaviour (Financial Post, 6 octobre 2023)

Entrevue avec Nathalie Elgrably-Lévy (Le café show, ICI Radio-Canada, 6 octobre 2023)

 

Cette Note économique a été préparée par Nathalie Elgrably-Lévy, économiste senior à l’IEDM. La Collection Réglementation de l’IEDM vise à examiner les conséquences souvent imprévues pour les individus et les entreprises de diverses lois et dispositions réglementaires qui s’écartent de leurs objectifs déclarés.

De tout temps, les gouvernements sont intervenus dans la vie économique et sociale. La réglementation, les incitations financières, l’information et la sensibilisation, ainsi que la formation et l’éducation, constituaient les mesures traditionnellement employées dans le déploiement des politiques publiques. Depuis la Seconde Guerre mondiale, et jusqu’à récemment, les techniques psychologiques ne faisaient habituellement pas partie de la boite à outils des États, ou sinon uniquement de manière anecdotique. Mais l’avènement des sciences comportementales et des neurosciences a offert aux dirigeants un nouveau moyen d’intervention.

Cette Note économique présente la manière dont la politique peut mobiliser la psychologie et propose quelques recommandations destinées à protéger les droits fondamentaux et la démocratie.

Un nouveau paradigme

En 2008, Richard Thaler, un économiste comportemental, et Cass Sunstein, un juriste, publient Nudge : la méthode douce pour inspirer la bonne décision(1). Les auteurs y introduisent le concept du « nudge », une approche novatrice sur la manière de tirer parti des connaissances issues de la science comportementale pour mieux comprendre les décisions économiques. Ils s’intéressent particulièrement à la manière dont les biais cognitifs(2) peuvent influencer furtivement les décisions et les choix des individus.

Plus précisément, Thaler et Sunstein définissent un nudge comme étant « … tout aspect de l’architecture du choix qui modifie le comportement des gens de manière prévisible sans interdire aucune option ou modifier de manière significative leurs incitations économiques. Pour être considérée comme un simple coup de pouce, l’intervention doit être facile et peu coûteuse à éviter. Les coups de pouce ne sont ni des taxes, ni des amendes, ni des subventions, ni des interdictions, ni des injonctions. Mettre le fruit à la hauteur des yeux constitue un coup de pouce. Interdire la malbouffe n’en est pas un »(3).

Un nudge est donc un dispositif qui instrumentalise la partie inconsciente et émotive de l’esprit humain pour piloter les comportements des individus à leur insu tout en leur donnant une impression de liberté de choix. Qualifiée de « paternalisme libertarien » par Thaler et Sunstein, cette nouvelle approche vise à augmenter la portée des politiques publiques et, ultimement, à modifier la configuration et le fonctionnement de la société. Nudge est habituellement traduit par l’expression « coup de pouce ». Toutefois, nous privilégions l’expression « feinte psychologique », laquelle décrit plus fidèlement la logique du nudge (voir le Tableau 1).

Un concept institutionnalisé

L’engouement pour l’ouvrage a été immédiat, autant dans les cercles scientifiques que dans la sphère politique. En réinventant la manière dont les politiques publiques sont conçues, le « paternalisme libertarien » a marqué un point d’inflexion dans la manière de gouverner.

Le gouvernement américain, sous la présidence de Barack Obama, est le premier à institutionnaliser cette nouvelle doctrine politique. Il recrute Cass Sunstein dès 2009 et lui confie la direction du Office of Information and Regulatory Affairs(4). Puis, en 2015, le président signe un décret ayant pour titre « Utiliser les connaissances des sciences comportementales pour mieux servir le peuple américain »(5).

Un nudge est un dispositif pour piloter les comportements des individus à leur insu tout en leur donnant une impression de liberté de choix.

Du côté britannique, Richard Thaler agit comme conseiller pour le premier ministre conservateur David Cameron qui, en 2010, inaugure une unité administrative dénommée « Behavioural Insights Team »(6) (BIT) afin d’introduire les enseignements des sciences comportementales dans la conception des politiques gouvernementales(7).

Aujourd’hui, un grand nombre de pays ainsi que des institutions comme l’OCDE(8), la Banque mondiale(9), l’UNICEF(10) et les Nations Unies(11) possèdent leurs propres équipes d’experts en « feintes psychologiques ». L’ancien secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki-moon, a d’ailleurs déclaré que « [p]our réussir, l’Agenda 2030 doit tenir compte de la recherche sur les connaissances comportementales »(12). Notons que des cabinets de conseil d’envergure internationale, telle que McKinsey, sont également nombreux à articuler leurs stratégies autour des principes de la feinte psychologique(13).

Le Canada n’est pas en reste

En 2015, Horizons de politiques, une entité du gouvernement du Canada, voit son mandat élargi pour inclure l’étude et l’analyse de la science comportementale(14). Puis, en 2017, le gouvernement fédéral crée Impact Canada par l’entremise du Bureau du Conseil privé(15). Cette unité, constituée essentiellement d’experts en science du comportement(16), est dédiée à l’expérimentation de nouvelles approches dont celle fondée sur la feinte comportementale(17).

Entre autres, Impact Canada a été un acteur important dans l’orchestration de la réponse du gouvernement à la pandémie. En mars 2020, cette unité « a lancé un programme de recherche appliquée fondé sur la science du comportement pour aider à soutenir l’effort d’intervention du gouvernement dans la promotion précise et efficace des comportements recommandés par les experts en santé publique pour réduire la propagation de la COVID-19 au Canada »(18).

Le Plan ministériel 2022-2023 du Bureau du Conseil privé souligne également le recours à la science du comportement(19). On peut y lire : « Le BCP élargira son utilisation de la science comportementale et de la recherche stratégique avancée pour soutenir la réponse du gouvernement aux changements climatiques, en dirigeant un vaste programme de travail pluriannuel sur l’action climatique qui applique les idées et les méthodes de la science comportementale pour promouvoir les comportements d’atténuation et d’adaptation au niveau des personnes et des systèmes. » Puis, dans le Plan ministériel 2023-2024, il est indiqué qu’« [e]n outre, le programme de recherche en sciences comportementales continuera d’être élargi et appliqué afin de satisfaire à d’autres priorités gouvernementales »(20).

Un grand nombre de pays ainsi que des institutions comme l’OCDE, la Banque mondiale, l’UNICEF et les Nations Unies possèdent leurs propres équipes d’experts en « feintes psychologiques ».

Parallèlement à l’initiative fédérale, la Behavioural Insights Team gère un bureau à Toronto depuis 2019(21). Ce dernier collabore avec tous les paliers de gouvernement municipal, provincial et fédéral, ainsi qu’avec des organismes sans but lucratif et des fondations à travers le Canada.

Le recours à la science comportementale en général, et à l’économie comportementale en particulier, est donc bel et bien institutionnalisé dans l’ensemble de l’appareil gouvernemental. Aujourd’hui, même si les unités administratives qui utilisent ces nouvelles techniques pour réinventer les politiques publiques sont peu connues du public, elles sont néanmoins les instigatrices d’un nouveau mode de gouvernance qui permet à l’État d’être l’architecte du comportement des individus.

Ainsi, plutôt que de recourir aux outils traditionnels, les gouvernements mobilisent de manière stratégique les processus inconscients et émotionnels de notre système cognitif pour influencer nos comportements de manière subtile et sans recourir à des contraintes explicites. Ils cherchent ainsi à susciter chez les citoyens des actions qui apparaissent volontaires, mais qui peuvent néanmoins différer de celles qu’ils auraient spontanément entreprises autrement. Appelons cette manière de gouverner par feintes psychologiques la « politique comportementale ».

Préserver la démocratie

Dans un État de droit, il est de rigueur de restreindre l’usage de techniques manipulatoires qui influencent les pensées, les émotions et les comportements des individus et ainsi de préserver la liberté individuelle, l’intégrité, la dignité et la capacité de chaque personne à prendre des décisions informées, basées sur ses propres valeurs et intérêts. Les feintes psychologiques employées par les États pour mener à bien leurs politiques ne devraient pas se soustraire à cet impératif.

Il est de rigueur de restreindre l’usage de techniques manipulatoires qui influencent les pensées, les émotions et les comportements des individus.

Certes, la responsabilité des gouvernements et des organismes publics est d’agir dans l’intérêt public et de protéger les droits et le bien-être des citoyens. En dépit des motivations indubitablement louables des politiques gouvernementales, l’établissement de garde-fous dans leur conception et leur mise en œuvre est nécessaire pour garantir une gouvernance démocratique qui respecte la liberté et les aspirations de tous les individus.

En effet, la politique comportementale présente des particularités qui militent en faveur d’une régulation adaptée aux enjeux qu’elle soulève. En voici quelques-unes.

  • Les feintes psychologiques exploitent les biais cognitifs pour piloter les choix des individus dans la direction souhaitée par l’État. Or, les décideurs sont eux-mêmes également vulnérables aux biais cognitifs, qui influencent leurs propres choix en matière de politiques publiques(22). Ils pourraient donc fort bien privilégier et encourager des mesures éloignées des intérêts de la population.
  • Les décideurs, même en faisant abstraction des biais cognitifs qui leur sont propres, ne sauraient être neutres. Comme ils disposent d’une compréhension limitée des valeurs et des préférences des citoyens, ils auront tendance à substituer leurs conceptions personnelles des intérêts des individus à celles des personnes visées par les feintes psychologiques(23).
  • Les feintes psychologiques sont discrètes. Les individus qui en font l’objet ignorent généralement que des acteurs tirent avantage de leurs biais cognitifs en vue d’atteindre un objectif. Cette caractéristique soulève un enjeu de transparence et pose un défi au droit fondamental des individus à prendre des décisions autonomes et éclairées, et donc en toute connaissance de cause, sans coercition ni manipulation (voir la Figure 1).
  • Les feintes psychologiques échappent au processus politique traditionnel. Comme elles consistent habituellement en un aiguillage subtil, voire sournois, du public visé, elles ne font pas l’objet d’un projet de loi détaillant les motivations et les dispositions de la politique proposée et ne sont soumises à aucune forme de débat parlementaire.
  • L’usage des feintes psychologiques à des fins politiques soulève des questions d’éthique fondamentales. Il n’existe actuellement aucune assurance qu’elle ne servira jamais à manipuler l’opinion de la population à des fins partisanes, pour promouvoir des intérêts spécifiques, ou pour investir des sphères dans lesquelles l’État n’a pas sa place.

L’encadrement adéquat des feintes psychologiques, en garantissant notamment la transparence et le processus politique, est essentiel pour atténuer les risques d’abus et préserver l’intégrité démocratique.

Limiter les dangers des feintes psychologiques

Afin de favoriser une utilisation de la politique comportementale qui soit responsable et respectueuse des citoyens, plusieurs mesures peuvent être envisagées.

– Étendre le processus politique aux feintes psychologiques. À l’instar de toutes autres lois ou politiques, les mesures de feinte psychologique devraient se conformer au processus politique traditionnel et être soumises au débat avant d’être mises en œuvre. D’une part, cela forcerait ses instigateurs à défendre publiquement leur initiative. D’autre part, cela permettrait aux citoyens d’être informés de l’existence des feintes, de comprendre comment elles sont utilisées pour influencer leurs choix et, éventuellement, de participer au processus décisionnel, notamment par la tenue des consultations publiques.

– Limiter, sinon interdire, le recours au choix par défaut(24). Il est primordial d’exiger un choix actif entre l’option par défaut et son refus, afin de contrer le biais de statu quo, car celui-ci peut fausser les décisions des individus. En offrant des alternatives claires et en évitant de tirer parti de la passivité, on permet aux individus d’exercer leur autonomie de manière pleinement informée.

– Créer un poste d’ombudsman indépendant. L’ombudsman serait chargé non seulement de surveiller l’usage, la légalité, la légitimité et l’éthique des feintes psychologiques, mais également de veiller au respect des droits fondamentaux des individus. Cette mesure renforcerait la responsabilité et la reddition de comptes dans l’utilisation de la politique comportementale. L’ombudsman devrait à son tour rendre publiques ses conclusions sur une base régulière.

– Établir des mécanismes de recours. De tels mécanismes permettraient d’accueillir les plaintes des citoyens et de mandater des comités d’examen ou des médiateurs indépendants afin d’enquêter sur les préoccupations et de proposer les correctifs appropriés.

– Instaurer un registre officiel et public des feintes psychologiques. Un registre constituerait un moyen efficace de rendre compte de l’utilisation de ces politiques comportementales. Il permettrait de recenser et de documenter chaque feinte mise en place en détaillant son objectif, ses modalités et son impact attendu.

– Assortir chaque feinte psychologique d’une date d’expiration. Cette mesure garantirait que les feintes ne soient pas utilisées de manière permanente ou indéfinie, mais que leur légitimité soit régulièrement débattue et réévaluée. Ceci éviterait que perdurent des pratiques qui pourraient violer les principes démocratiques et éthiques.

Les décideurs, même en faisant abstraction des biais cognitifs qui leur sont propres, disposent d’une compréhension limitée des valeurs et des préférences des citoyens.

Conclusion

La politique comportementale propose un paradigme novateur et séduisant en matière de gouvernance. Guidées par une compréhension quasi chirurgicale de la psyché humaine, les feintes psychologiques permettent de piloter les choix individuels pour le meilleur comme pour le pire. Dans ce contexte, il est essentiel d’encadrer la politique comportementale pour qu’elle respecte la liberté des individus et la démocratie, et non pour qu’elle propose simplement une illusion de liberté et de démocratie. Les recommandations ci-dessus offrent un point de départ pour entamer une discussion sur l’usage de la politique comportementale et, espérons-le, pour inspirer la construction d’un cadre solide afin de limiter les feintes psychologiques à une utilisation responsable, éthique et respectueuse des droits fondamentaux.

Références

  1. Richard Thaler et Cass Sunstein, Nudge: Improving Decisions About Health, Wealth, and Happiness, 2008. Publié en français en 2010 sous le titre Nudge : la méthode douce pour inspirer la bonne décision.
  2. Un biais cognitif est une façon de penser qui peut parfois nous tromper ou nous amener à prendre des décisions basées sur une vision erronée de la réalité.
  3. Traduction de l’auteure. Richard Thaler et Cass Sunstein, Nudge: The Final Edition, 2021, p. 8.
  4. Benjamin Wallace-Wells, « Cass Sunstein Wants to Nudge Us », The New York Times, 13 mai 2010.
  5. Traduction de l’auteure. U.S. Government, Executive Order 13707-Using Behavioural Science Insights To Better Serve the American People, 15 septembre 2015.
  6. The Behavioural Insights Team – BIT, « Who we are », consulté le 10 septembre 2023.
  7. Idem. L’unité possède des bureaux dans sept pays, dont le Canada.
  8. Observatory of Public Sector Innovation, About us, Empowering governments to achieve new possibilities, consulté le 10 septembre 2023.
  9. Banque mondiale, Mind, Behavioural and Development Unit, eMBeD uses behavioral sciences to fight global poverty and reduce inequality, consulté le 10 septembre 2023.
  10. UNICEF, BirdLab, Behavioural Insights, Research and Design Laboratory, consulté le 10 septembre 2023.
  11. United Nations Development Program, « Behavioural Insights at the United Nations – Achieving Agenda 2030 », 20 décembre 2016.
  12. Idem, traduction de l’auteure.
  13. McKinsey & Company, « Behavioral science in business: Nudging, debiasing, and managing the irrational mind », 18 février 2018.
  14. Gouvernement du Canada, Horizons de politiques Canada, À propos de nous, consulté le 10 septembre 2023.
  15. Gouvernement du Canada, Bâtir une Classe Moyenne Forte, #Budget2017, 22 mars 2017, p. 91.
  16. Gouvernement du Canada, Impact Canada, Notre équipe, consulté le 10 septembre 2023.
  17. Impact Canada, « Directives relatives à l’expérimentation à l’intention des administrateurs généraux – décembre 2016 », Gouvernement du Canada, 8 juin 2017.
  18. Gouvernement du Canada, Impact Canada, Application de la science du comportement aux interventions face à la COVID-19, consulté le 10 septembre 2023.
  19. Gouvernement du Canada, « Plan ministériel 2022-2023 », 3 mars 2022.
  20. Gouvernement du Canada, « Plan ministériel 2023-2024 », 9 mars 2023.
  21. The Behavioural Insights Team, Canada, consulté le 10 septembre 2023.
  22. Entre autres, citons le biais de l’angle mort, lequel décrit la tendance des individus à reconnaître l’existence des biais cognitifs chez les autres, mais à sous-estimer ou à ignorer leur propre propension à être influencés par lesdits biais.
  23. Par exemple, Thaler et Sunstein ont suggéré de modifier l’architecture des choix de manière à feinter les travailleurs à épargner en vue de la retraite sans tenir compte du fait que certains pouvaient avoir des besoins plus urgents, mais non moins importants, à satisfaire. Dans le même ordre d’idées, il serait possible de feinter les individus en vue de consommer davantage alors qu’il serait dans leur intérêt d’épargner ou d’investir.
  24. Par exemple, dans le domaine de la santé, le choix par défaut peut être d’inscrire automatiquement tout le monde à un programme de don d’organes, sauf si la personne décide activement de s’en désinscrire.
Back to top