Faire du socialisme sans le savoir
Les États qui se réclament du socialisme, ou que certains identifient au socialisme, couvrent un large éventail, qui va du Venezuela à la Chine en passant par les pays scandinaves. Il n’y a pas longtemps encore, le Parti Socialiste était au pouvoir en France. Aux Etats-Unis, les politiciens qui se disent « socialistes démocratiques » invoquent le modèle de la Scandinavie. En 2015, à la suite d’un débat avec Hillary Clinton aux primaires démocrates, le sénateur Bernie Sanders a été poliment rabroué par le premier ministre danois, qui a déclaré que « le Danemark, loin d’être une économie socialiste planifiée, est une économie de marché ».
Question de degré
Le socialisme est donc une question de degré, mais degré de quoi ? La définition traditionnelle du socialisme (et du communisme) insistait sur la propriété collective des moyens de production. Les socialistes réalisèrent rapidement que la propriété des moyens de production n’est pas essentielle à leur contrôle : la réglementation suffit, tout en préservant éventuellement un petit peu d’efficacité. Surtout avec l’invention de la « justice sociale », la définition du socialisme mit plus tard l’accent sur la redistribution et l’État Providence. Mais comme Bertrand de Jouvenel l’avait déjà compris (voir son livre L’éthique de la redistribution), l’État Providence requiert réglementation et contrôle.
Il existe une autre caractérisation du socialisme, plus générale et plus utile. Il s’agit de savoir si la société est gouvernée par les choix collectifs ou par les choix privés (ces derniers étant les choix individuels et ceux des groupes intra-société auxquels les individus s’associent librement). Ici encore, c’est une question de degré, mais on peut dire qu’une société est d’autant plus socialiste que les choix privés cèdent la primauté aux choix collectifs.
Primauté des choix collectifs
Dans cette perspective, ce qui caractérise le socialisme n’est pas tellement que les décisions politiques sont prises par « les pauvres » (ou ceux qui les représentent) plutôt que par « les riches » (ou leurs représentants). La distinction importante est que le système est fondé sur la primauté des choix collectifs sur les choix privés. L’opposé du socialisme—on peut l’appeler « libéralisme », « libertarianisme », ou « capitalisme »—est fondé sur les choix privés.
Dans son fameux discours de 1819, « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes », Benjamin Constant a exprimé cette distinction en termes de « liberté collective » et « liberté individuelle ». Le socialisme limite la liberté individuelle au nom de la liberté collective, c’est-à-dire du pouvoir de la majorité. Constant argue brillamment que la liberté collective représente une conception antique et pré-moderne de la liberté.
On voit dès lors comment le « socialisme démocratique » est à la fois socialiste et démocratique. Il est socialiste en ce que les grands choix (santé, éducation, etc.) concernant les actions individuelles sont faits au niveau collectif. Il est démocratique parce que ces choix sont théoriquement effectués par 50% plus un des votes, au lieu de l’être par un appareil d’État moins formellement majoritaire.
« L’administration des choses »
Il faut comprendre que les grands choix collectifs impliquent le contrôle d’une cascade de petits actes individuels, et que tel choix qu’un individu ne juge pas important de garder dans son domaine privé représente une affaire cruciale pour un autre. Et, n’en déplaise à Marx, « l’administration des choses » de tout le monde revient à contrôler tout le monde.
Le commerce, qu’il soit national ou international, fournit un bon exemple de la distinction entre choix privés et choix collectifs. Appartient-il à chaque individu ou groupe privé de décider ce qu’il achètera, auprès de qui, et à quelles conditions ? Ou bien la collectivité (c’est-à-dire l’État) décidera-t-elle pour lui ? Un régime socialiste impose le second volet de l’alternative.
Notons l’ambiguïté du terme « démocratique ». La grande illusion du socialisme est qu’il peut être démocratique au sens du gouvernement de chaque individu par lui-même. En réalité, le « self-government » est incompatible avec la domination des choix collectifs. On en revient à Constant, à qui l’histoire a donné raison : les choix posés par ceux qui représentent la collectivité ou s’en réclament écrasent la liberté individuelle.
Une droite liberticide
De ce point de vue, la droite qui se définit par opposition au socialisme est souvent aussi liberticide et dangereuse que la gauche qui s’en réclame. L’économiste et philosophe Friedrich Hayek, lauréat d’un prix Nobel d’économie en 1974, est souvent présenté comme un conservateur par ceux qui sont les victimes de la trompeuse opposition droite-gauche. Pourtant, un de ses ouvrages, La Constitution de la liberté, contient une annexe intitulée « Pourquoi je ne suis pas un conservateur », qui explique comment le libéralisme s’oppose autant au conservatisme qu’au socialisme. Il observe que, comme le socialiste, le conservateur « est moins soucieux de la façon dont les pouvoirs du gouvernement devraient être limités, que du choix de qui les exercera, et … se considère autorisé à imposer aux autres par la force les valeurs qu’il révère. »
Quand les idéologues ou politiciens de droite proposent de retirer des décisions du domaine des choix privés pour les transférer au domaine des choix politiques, quand ils sont heureux d’assumer des pouvoirs qu’ils croient dangereux aux mains du parti opposé, ils font, comme pourrait dire Monsieur Jourdain, du socialisme sans le savoir.
Pierre Lemieux est Senior Fellow à l’IEDM et professeur associé à l’Université du Québec en Outaouais. Il signe ce texte à titre personnel.