Coûteuses subventions – Bombardier et Embraer pourraient fort bien rivaliser sans aide gouvernementale
Les subventions représentent une forme importante d’intervention de l’État dans le processus de marché. Leurs conséquences économiques impliquent toujours un malinvestissement correspondant au fait que des ressources économiques sont détournées de leur usage le plus rentable et ne sont plus disponibles pour être investies ailleurs dans l’économie. À part le fait que de telles interventions donnent naissance à une «course aux rentes» pour obtenir les subventions, elles cachent aux acteurs économiques une partie des coûts réels des biens et services, provoquant tôt ou tard une crise dans le marché. De plus, les contribuables sont forcés de miser leur argent sur le succès plus ou moins probable des projets subventionnés.
Parfois, la seule légitimité de l’existence des subventions repose sur le fait que d’autres pays en accordent à leurs propres entreprises. Les conséquences économiques négatives se répercutent alors sur l’économie au niveau mondial.
Tel est exactement le cas des industries aéronautiques civiles au Canada et au Brésil. Les subventions prennent la forme de crédits à l’exportation, de garanties de prêt et autres soutiens financiers pour les acheteurs des jets régionaux de, respectivement, Bombardier et Embraer. En dépit du fait que ces compagnies sont les deux manufacturiers les plus importants au monde dans ce domaine, qu’elles sont profitables, compétitives et dirigées par des équipes compétentes, elles continuent de demander un soutien à leur gouvernement parce que l’autre concurrent en reçoit. Et aussi longtemps que les subventions restent disponibles, Bombardier et Embraer continueront de compter sur cette source de financement de leurs ventes étant donné le caractère coûteux de leurs avions. La présence ou pas de conditions préférentielles de prêt peut en effet facilement faire la différence entre les concurrents pour l’obtention d’un contrat.
Mais pourquoi les deux gouvernements ne mettraient-ils pas fin à ces programmes d’un commun accord? Il y a en effet des arguments forts pour laisser l’industrie des jets régionaux évoluer librement et sans subventions.
Le cas de Bombardier au Canada
Au Canada, Bombardier reçoit des subventions des gouvernements fédéral et provincial, en réaction aux subventions comparables que reçoit Embraer du gouvernement du Brésil.
Le secteur aéronautique du Canada, incluant Bombardier, comptait 27 entreprises en 2003. Les subventions, financées par les contribuables, sont accordées par Exportation et développement Canada (EDC), un organisme du gouvernement fédéral. EDC facilite artificiellement la vente des jets régionaux de Bombardier ainsi que d’autres produits aéronautiques à des acheteurs étrangers par l’octroi de crédits à l’exportation, de garanties de prêts ou d’autres types d’aide financière.
En 2003, l’aide totale au secteur (sous forme de prêts bruts, d’engagements et de garanties de prêt) s’élevait à 7,4 milliards de $ CAN (environ 5,4 milliards $ US), soit 34% du portefeuille de tous les prêts commerciaux de l’EDC. Et une grande partie de cette aide est allée aux clients de Bombardier. Selon Ronald Dahms, premier vice-président d’EDC, le «financement accordé par EDC à Bombardier a toujours représenté de 35 à 40% des ventes d’avions commerciaux de l’entreprise» (allocution devant l’Association québécoise de l’aérospatiale, 30 avril 2003). Le gouvernement fédéral intervient aussi par l’intermédiaire d’un autre programme d’EDC, Compte du Canada. Depuis 2001, deux des six transactions du programme ont servi à financer des ventes de Bombardier.
Le gouvernement du Québec subventionne également Bombardier par l’intermédiaire des programmes de crédits à l’exportation et de garanties de prêt d’Investissement Québec (IQ). Selon ce que rapportait le quotidien Le Devoir le 14 novembre 2003, le soutien depuis 1996 totaliserait près de 1,6 milliard $ CAN (environ 1,17 milliard $ US).
Le cas d’Embraer au Brésil
En 1969, le gouvernement du Brésil créait la société d’État Embraer qui a été privatisée en 1994. Entre la date de sa création et 1994, l’entreprise bénéficiait d’un financement direct du gouvernement. Après 1994, en tant que compagnie privée, Embraer a cessé de recevoir ses investissements directs, mais une aide financière constituée de subventions indirectes leur a été substituée.
Ces subventions sont accordées dans le cadre du programme PROEX-Programme d’incitation aux exportations, mis en oeuvre en 1991 pour soutenir les exportateurs brésiliens ou les importateurs étrangers de produits en provenance du Brésil. Les prêts PROEX sont remboursables dans un délai de deux à dix ans. L’argent provient de la banque nationale (Banco do Brasil), propriété du gouvernement fédéral, financé par le Trésor national. La structure en place a aidé Embraer à bien se positionner sur l’échiquier du commerce international.
Le gouvernement du Brésil a défendu cette politique d’aide comme un moyen d’atténuer l’impact des coûts de fabrication élevés, communément appelés «coûts du Brésil», tout en prétendant qu’elle serait juste et légale car les subventions ne concerneraient que la commercialisation et non la fabrication elle-même de jets. Le programme a subi des changements mineurs imposés par l’OMC, qui ont mené aux variantes PROEX II (en 1999) et PROEX III (en 2001), fidèles à l’idée de départ d’aide gouvernementale. En 2003, par exemple, Embraer a profité de 286 millions de $ US, sur les 430 millions de $ US accordés par PROEX pour financer les exportations.
Évidemment toutes ces subventions ont un coût. Premièrement, chaque fois quand des fonds sont prêtés, il y a un risque qu’ils ne soient pas remboursés. S’il y a un soutien de l’État à l’industrie aéronautique, c’est parce que les prêteurs du secteur privé estiment qu’il n’est pas justifié d’y investir aux mêmes conditions. En bout de ligne, le risque s’en trouve sous-estimé et les organisations gouvernementales en prennent plus que n’aurait fait le marché. Elles jouent tout simplement avec l’argent des contribuables dans des projets qui pourraient se révéler très risqués. Par exemple, la proportion des prêts de qualité médiocre de l’EDC pour l’industrie aéronautique a augmenté de 21% du portefeuille des prêts totaux en 2002 à 26% en 2003.
Deuxièmement, les «surenchères» de subventions – entre le Brésil et le Canada – stimule artificiellement l’industrie aéronautique au-delà de ce qui serait économiquement raisonnable. Plus d’investissements et de capital qu’il n’est nécessaire sont présents dans ce secteur pour fabriquer des avions. Les compagnies aériennes, qui sont les principaux clients de Bombardier et d’Embraer, ne sont pas conscientes de tous les coûts réels pour se les procurer. Une partie des coûts – associés aux risques élevés – est cachée par le soutien financier des États qui incite les acheteurs à signer les contrats plus facilement. Et le moindre ralentissement dans le secteur s’avère fort dommageable, certaines compagnies aériennes se déclarant en faillite et arrêtant de rembourser leurs prêts.
Finalement, sans le soutien gouvernemental il existe au moins deux solutions marchandes pour financer les ventes d’avions. Par exemple, les producteurs peuvent et accordent déjà des prêts à leurs clients. De même, les prêteurs du secteur privé accordent des crédits et des garanties de prêt au prix du marché, en fonction du risque estimé par le marché. L’intervention de l’État ne fait que supplanter ces solutions marchandes tout en causant des distorsions dans l’économie.
La présence de ces subventions au Brésil et au Canada a des conséquences négatives non seulement pour les économies de ces deux pays, mais aussi pour l’économie mondiale. La plupart du temps ces subventions semblent justifiées seulement par le fait que l’autre gouvernement en accorde aussi. Nous apprenions récemment que le Canada et le Brésil ont enclenché des négociations dans le but de réduire simultanément leur intervention («Le Canada et le Brésil veulent réduire l’intervention de l’État», La Presse, 16 juin 2004). Il est temps d’envisager l’élimination complète des subventions pour Bombardier et pour Embraer et de laisser ces compagnies performantes rivaliser dans un marché aéronautique libre.
Valentin Petkantchin est directeur de la recherche à l’IEDM et Márcio C. Coimbra est conseiller scientifique à l’Instituto Liberdade, au Brésil.