Les réformes de marché favorisent la mobilité du revenu: l’exemple de l’Alberta
Note économique montrant que la réduction des dépenses publiques en Alberta dans les années 1990 a permis d’accroître la mobilité du revenu au sein du segment le plus pauvre de la population
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Cette Note économique a été préparée par Vincent Geloso, professeur adjoint d’économie à l’Université George Mason et économiste senior à l’IEDM, Justin Callais, professeur adjoint d’économie à l’Université de Louisiane à Lafayette, et Alicia Plemmons, professeure adjointe d’économie et de commerce à l’Université de Virginie-Occidentale. La Collection Fiscalité de l’IEDM vise à mettre en lumière les politiques fiscales des gouvernements et à analyser leurs effets sur la croissance économique et le niveau de vie des citoyens.
La mobilité du revenu fait référence à la capacité des individus à gravir les échelons économiques. Dans les sociétés très inégalitaires, on craint souvent qu’une personne issue de la classe économique la plus pauvre soit condamnée à y rester piégée(1). Cette crainte est à l’origine de nombreux plaidoyers en faveur d’une plus grande intervention de l’État dans l’économie, notamment en augmentant le financement accordé à l’éducation ou aux politiques sociales(2). Jusqu’à tout récemment, on n’a accordé que peu d’attention au rôle des réformes de marché pour favoriser la mobilité du revenu. La présente étude met en lumière leur importance en s’appuyant sur l’exemple des réformes économiques de l’Alberta au cours des années 1990, dans le cadre desquelles la réduction des dépenses publiques a permis d’accroître la mobilité du revenu au sein du segment le plus pauvre de la population.
La liberté économique est source d’opportunités
Des études récentes ont révélé que les sociétés présentant une plus grande liberté économique (c’est-à-dire une grande protection des droits de propriété, un cadre réglementaire limité, une plus grande ouverture commerciale et un gouvernement limité) ont tendance à afficher des niveaux beaucoup plus élevés de mobilité du revenu (tant intragénérationnels qu’intergénérationnels) et une transition plus rapide hors de la pauvreté(3). Ces nouvelles recherches montrent non seulement que l’inégalité est un facteur moins déterminant que la liberté économique, mais aussi que les dépenses publiques ont des effets ambigus, ce qui suggère que les solutions à la pièce des gouvernements pourraient bien ne pas favoriser la mobilité, contrairement à ce que l’on pensait auparavant(4).
En revanche, la liberté économique a le potentiel de promouvoir la mobilité du revenu à la fois directement et indirectement. L’effet direct découle de l’absence relative d’obstacles juridiques et réglementaires aux efforts des individus désireux de gravir l’échelle des revenus, ainsi que de leur capacité à conserver une plus grande partie des fruits de leur travail grâce à des impôts peu élevés et à la protection de leurs droits de propriété. La réglementation professionnelle, par exemple, impose des frais élevés et des restrictions à certaines professions. Des études sur ce type de réglementation laissent croire que les pauvres en sont les principales victimes, dans la mesure où cela limite leur mobilité ascendante(5).
Les sociétés présentant une plus grande liberté économique ont tendance à afficher des niveaux beaucoup plus élevés de mobilité du revenu et une transition plus rapide hors de la pauvreté.
Quant à l’effet indirect, il se manifeste par l’entremise de la croissance économique, laquelle est stimulée par la liberté économique(6). La croissance économique favorise évidemment la mobilité absolue du revenu, c’est-à-dire l’augmentation du revenu d’une personne par rapport à son revenu antérieur ou à celui de ses parents. Cependant, elle améliore également la mobilité relative du revenu, c’est-à-dire la progression d’une personne dans l’échelle des revenus par rapport à sa position initiale. Tant qu’un dollar supplémentaire de PIB offre plus d’opportunités aux pauvres qu’aux riches, les pauvres pourront progresser dans l’échelle des revenus.
Les réformes albertaines des années 1990
La littérature économique parle toutefois d’une corrélation plutôt que d’un effet causal. Il est certainement concevable que des sociétés plus mobiles favorisent la liberté économique, et donc qu’un lien de causalité existe dans la direction opposée.
L’expérience de l’Alberta nous offre la possibilité d’évaluer le sens du lien de causalité(7). En décembre 1992, Ralph Klein est devenu premier ministre de la province. Dès le début, il a affirmé que le problème de l’Alberta n’était pas lié aux recettes publiques, mais plutôt aux dépenses. Son gouvernement a donc congédié de nombreux travailleurs du secteur public et réduit les dépenses de programmes. Entre 1992-93 et 1996-97, les dépenses publiques par habitant (ajustées en fonction de l’inflation) ont chuté de 32 %(8).
Simultanément, des réformes ont été introduites pour alléger le fardeau réglementaire, notamment dans le secteur énergétique(9), certaines sociétés d’État ont été privatisées(10) et les taux d’imposition des particuliers et des sociétés ont été réduits(11).
Les indicateurs de liberté économique disponibles au niveau infranational témoignent de l’importance de ces réformes, comme le montre la Figure 1. Au cours des années 1980 et au début des années 1990, l’Alberta ressemblait beaucoup à la moyenne des provinces canadiennes ou des États américains. Les réformes l’ont propulsée à la première place sur le plan de la liberté économique, devançant l’ensemble des provinces canadiennes pour toutes les années et la majorité des États américains pour la plupart des années.
Effets positifs sur la mobilité du revenu
Des réformes aussi importantes et uniques sont idéales pour évaluer l’effet causal des politiques de marché sur la mobilité du revenu. Pour ce faire, nous avons utilisé les données de Statistique Canada, qui publie deux ensembles de données sur la mobilité du revenu (sur des périodes d’un an et de cinq ans) à partir des dossiers fiscaux. Par exemple, un groupe de personnes est suivi pendant la période allant de 1982 à 1983 (ou de 1982 à 1987 pour la période de cinq ans), un autre groupe est suivi pendant la période allant de 1983 à 1984, et ainsi de suite.
Pour chacune de ces périodes, nous évaluons l’évolution des revenus du groupe. Mais surtout, les données nous permettent d’examiner l’évolution des revenus des 10 % les plus pauvres (ou du décile le plus pauvre) de la population. La mobilité du revenu de ce segment de la population est la plus intéressante, dans la mesure où il s’agit du groupe le plus vulnérable. Nous estimons également la mobilité du revenu sur la base du revenu du marché (revenus d’emploi, revenus d’investissement et régimes de retraite privés) et du revenu après impôt (après impôt et après transferts de l’État).
Nous utilisons quatre indicateurs distincts, mais complémentaires : i) la variation en pourcentage du revenu moyen(12) au cours de la période; ii) la proportion d’individus dont le revenu a augmenté de plus de 50 % pour la période d’un an, ou de plus de 200 % pour la période de cinq ans; iii) le nombre moyen de déciles franchis par une personne du décile le plus pauvre; et iv) la proportion d’individus du décile le plus bas ayant franchi plus de trois déciles.
Au cours des années 1980, l’Alberta ressemblait beaucoup à la moyenne des provinces canadiennes. Les réformes l’ont propulsée à la première place sur le plan de la liberté économique.
Nous utilisons également une méthode dite de « contrôle synthétique » pour créer une Alberta composite à partir d’un mélange d’autres provinces. Elle est censée représenter approximativement à quoi l’Alberta aurait ressemblé en l’absence des réformes politiques de la première moitié des années 1990. La différence entre l’Alberta synthétique et l’Alberta réelle met en évidence les effets causaux des réformes de marché sur la mobilité du revenu(13). Notre Alberta synthétique est constituée d’un mélange de la Colombie-Britannique, de la Saskatchewan et de l’Ontario. Ce choix se justifie en raison des similitudes géographiques, notamment l’importance des ressources naturelles dans leurs économies respectives.
Le Tableau 1 présente nos résultats relatifs aux effets des réformes sur la mobilité du revenu jusqu’en 2005 pour les 10 % les plus pauvres de la population. Les parties supérieure et inférieure du tableau montrent les effets sur le revenu du marché et le revenu après impôt respectivement, tandis que les colonnes de gauche et de droite montrent les effets sur les mesures de mobilité sur un an et sur cinq ans, respectivement.
Les effets positifs sur le revenu après impôt sont importants. Par exemple, selon nos estimations, les revenus des 10 % les plus pauvres de la province ont augmenté de 73 points de pourcentage de plus pour chaque période de cinq ans par rapport aux prévisions si l’Alberta n’avait pas adopté ses réformes. Cela représente les deux tiers de la mobilité du revenu dont ils ont effectivement bénéficié. La proportion des Albertains les plus pauvres qui ont vu leur revenu augmenter de plus de 200 % au cours de chaque période de cinq ans a également progressé de manière significative, soit 11,9 % de plus (plus de 8600 Albertains) qui ont bénéficié d’une telle augmentation grâce aux réformes.
Ces gains sont si importants qu’un grand nombre d’entre eux se sont retrouvés nettement plus haut dans l’échelle des revenus. En moyenne, pour chaque période de cinq ans, les Albertains les plus pauvres ont gagné 0,80 décile additionnel grâce aux réformes, ce qui représente environ un tiers de la mobilité totale observée. De la même manière, un 12 % additionnel des Albertains les plus pauvres ont gagné plus de trois déciles en cinq ans grâce aux réformes, ce qui représente près de la moitié de la mobilité totale observée avec cet indicateur.
Les résultats relatifs au revenu après impôt sont particulièrement révélateurs, puisque ce revenu reflète l’évolution des dépenses publiques qui se traduisent par une réduction des transferts aux particuliers. Pourtant, malgré ces réductions des dépenses publiques, la mobilité du revenu a considérablement augmenté.
Les réformes adoptées par l’Alberta ont fortement favorisé la mobilité du revenu en améliorant les opportunités économiques pour les 10 % les plus pauvres de la population.
Cela s’explique principalement par le fait que les réformes ont également stimulé la mobilité du revenu du marché. Étant donné que cette mesure du revenu se base sur les revenus d’emploi et d’investissement, la mobilité reflétera l’effet des opportunités économiques additionnelles. Cela est confirmé dans la partie supérieure du Tableau 1, où sont présentés les résultats pour le revenu du marché. Il n’y a pas d’effets significatifs sur l’indicateur de mobilité sur un an. L’indicateur de mobilité du revenu sur cinq ans révèle toutefois des gains significatifs résultant des réformes. En d’autres mots, les réformes adoptées par l’Alberta dans les années 1990 ont fortement favorisé la mobilité du revenu en améliorant les opportunités économiques pour les 10 % les plus pauvres de la population.
Ces leçons tirées de l’exemple de l’Alberta nous montrent qu’il est possible de promouvoir la mobilité du revenu et d’améliorer le sort des pauvres sans augmenter les impôts et les dépenses. Il s’agit avant tout de supprimer les obstacles qui empêchent les gens de s’aider eux-mêmes. Les autres provinces canadiennes auraient tout intérêt à adopter des réformes similaires au bénéfice de leurs habitants les plus vulnérables.
Références
- Miles Corak, « Income Inequality, Equality of Opportunity, and Intergenerational Mobility », Journal of Economic Perspectives, vol. 27, no 3, 2013, p. 79.
- On peut citer notamment Sonny Scarfone et al., « Le Québec est-il égalitaire? Étude de la mobilité sociale et de l’égalité du revenu au Québec et au Canada », Institut du Québec, 2017, p. 7. Dans cette source, les seules solutions proposées pour promouvoir la mobilité sociale impliquent un plus gros gouvernement, notamment au moyen d’un financement accru de l’éducation.
- Justin T. Callais et Vincent Geloso, « Intergenerational income mobility and economic freedom », Southern Economic Journal, vol. 89, no 3, 2023, p. 749-750; Vincent Geloso et James Dean, « Economic Freedom Improves Income Mobility: Evidence from Canadian Provinces, 1982– 2018 », Journal of Institutional Economics, vol. 18, no 5, 2022, p. 815-823.
- Le lauréat Nobel James Heckman souligne que la taille du gouvernement (en matière de dépenses sociales) et l’inégalité sont des facteurs faibles. James Heckman et Rasmus Landersø, « Lessons for Americans from Denmark about inequality and social mobility », Labour Economics, vol. 77, août 2022, p. 12-13. Quant aux effets ambigus des dépenses publiques, les impôts élevés nécessaires au financement de certaines politiques pourraient bien finir par décourager l’investissement (y compris en éducation). Horst Feldmann, « Economic freedom and human capital investment », Journal of Institutional Economics, vol. 13, no 2, 2017, p. 436.
- Brian J. Meehan et al., « The effects of growth in occupational licensing on intergenerational mobility », Economics Bulletin, vol. 39, no 2, 2019, p. 1525.
- Joshua C. Hall et Robert A. Lawson, « Economic freedom of the world: An accounting of the literature », Contemporary Economic Policy, vol. 32, no 1, 2014, p. 8.
- La majeure partie du reste de la présente étude est basée sur nos travaux dans Justin Callais, Vincent Geloso et Alicia Plemmons, « Income Mobility, Austerity, and Liberalization: Evidence from Alberta’s Reforms in the 1990s », document de travail, département d’économie de l’Université George Mason, 2024.
- Tegan Hill, Ben Eisen et Milagros Palacios, « Lessons for Fiscal Reform from the Klein Era », Institut Fraser, février 2021, p. 8.
- Patrick Impero Wilson, « Deregulation and natural gas trade relationships: lessons from the Alberta-California experience », Energy Policy, vol. 25, no 10, 1997, p. 865-868.
- Mark Milke, « Want smarter government? Focus it », Calgary Herald, 4 octobre 2014.
- Matthew Lau, « Alberta’s Spending and Tax Cuts are Eminently Sustainable », C2C Journal, 17 décembre 2019.
- Nous utilisons le revenu moyen des 10 % les plus pauvres; la médiane varie dans des proportions sensiblement équivalentes dans ce groupe.
- Pour une discussion à ce sujet, voir Alberto Abadie, « Using synthetic controls: Feasibility, data requirements, and methodological aspects », Journal of Economic Literature, vol. 59, no 2, 2021, p. 391-425. Pour une application à des exemples canadiens, voir Vincent Geloso et Kevin B. Grier, « Love on the rocks: The causal effects of separatist governments in Quebec », European Journal of Political Economy, vol. 71, 2022; et Vincent Geloso et Chandler S. Reilly, « Did the ‘Quiet Revolution’ Really Change Anything? », CIRANO, 2022.