Schumpeter: l’entrepreneur au service de l’innovation
Contrairement à beaucoup d’économistes qui ont passé la majorité de leur vie à l’université, Joseph Alois Schumpeter a eu une vie aventureuse par ses diverses activités professionnelles exercées sur plusieurs continents. L’Autrichien né en 1883 était ambitieux. Il prétendait avoir pour but de devenir le meilleur économiste du monde, le plus fin cavalier d’Autriche et le meilleur amant de Vienne. (On dit qu’il aurait atteint deux des trois objectifs!).
Il a exercé, au cours de sa vie, les fonctions d’avocat, de ministre des Finances, de banquier, d’enseignant et d’écrivain. Ces multiples expériences, ainsi que son intérêt pour la sociologie et la politique, en font un penseur hors norme qui laisse derrière lui une œuvre considérable, dont son essai Capitalisme, socialisme et démocratie et son œuvre posthume Histoire de l’analyse économique.
Bien que Schumpeter ait étudié à Vienne sous les auspices des économistes les plus brillants de leur génération comme Wieser et Böhm-Bawerk, il est davantage considéré comme un économiste inclassable que comme un représentant de l’école autrichienne d’économie. Il ne partage pas avec eux l’idée que le socialisme est impraticable, et il accorde une place plus importante à l’histoire pour expliquer les mécanismes économiques. Il n’en demeure pas moins un penseur incontournable et d’actualité, essentiellement pour deux idées qui ont révolutionné la science économique.
Tout d’abord, le rôle de l’innovation et des entrepreneurs pour expliquer le développement économique. Schumpeter distingue l’entrepreneur tant du rentier qui ne doit son revenu qu’à la spéculation, que de l’héritier qui ne doit sa fortune qu’à son ascendance. L’entrepreneur est celui qui trouve de nouvelles idées, nage à contre-courant, brise la routine, et innove en trouvant de nouvelles combinaisons pour produire.
Pour Schumpeter, qui est aussi sociologue, l’appât du gain n’est pas uniquement ce qui motive l’entrepreneur. Il est avant tout animé par un caractère d’aventurier et cherche la sensation de conquête et de découverte. Les innovations qu’ils créent changent la vie de milliers de personnes. Le profit est légitime, car il sert ainsi à récompenser la prise de risque de l’entrepreneur. Pour lui, c’est bien l’entrepreneur dans un marché compétitif qui est le moteur de la croissance et non les politiques de l’État.
Ensuite, Schumpeter a laissé une trace dans l’histoire de la pensée économique par sa théorie des cycles économiques dominés par le phénomène de l’innovation. Le processus de croissance économique est ponctué par des épisodes de routine et des moments de ruptures marqués par des destructions généralisées d’entreprises dans certains secteurs. Celles-ci sont ensuite remplacées par de nouveaux acteurs qui mobilisent de nouvelles techniques de production.
En effet, les grandes inventions comme la machine à vapeur ou l’électricité ont été accompagnées par des grappes d’innovations qui ont bouleversé l’ensemble de l’économie. Souvent décriés, ces moments de bouleversements sont en fait souhaitables. D’une part, parce que l’innovation se diffuse et bénéficie à toute la société. D’autre part, car il s’agit d’un processus de déplacements d’activité. Les destructions d’emplois et pertes d’activité d’un secteur sont compensées par les créations dans un nouveau secteur innovant. C’est cette fameuse théorie de la « destruction créatrice » qui a rendu ce professeur autrichien célèbre.
Cette théorie était utile en son temps pour comprendre les mutations qui ont accompagné la Révolution industrielle. Elle l’est tout autant aujourd’hui pour comprendre les transformations qui accompagnent la révolution numérique qui s’opère sous nos yeux. Des entrepreneurs ont, au cours des dernières décennies, réussi à transformer une découverte scientifique dans le domaine de l’informatique en une grappe d’innovations dont chacun bénéficie quotidiennement.
Ces mutations font dire à certains que les robots et les ordinateurs vont remplacer nos emplois. Or, des études récentes donnent raison à Schumpeter : les innovations dans les domaines de l’informatique, de la robotique et des communications ne font que transférer des emplois de certains secteurs à d’autres et bénéficient globalement à toute la population.
Enfin, l’œuvre de Schumpeter frappe également par son analyse de la société et de la politique. De nature pessimiste, il prévoyait la disparition inéluctable du système capitaliste et son remplacement par le socialisme en raison de l’hostilité croissante de fractions entières de la population à son égard. Parmi elles, il identifie les intellectuels, devenus maîtres dans l’art de la contestation d’un système qui leur permet à la fois de s’exprimer librement et de jouir d’un certain confort.
Heureusement, les prédictions pessimistes du professeur autrichien ne se sont pas réalisées et le socialisme s’est effondré à la fin du XXe siècle. Mais son analyse sociologique du ressentiment paradoxal de certaines populations envers l’économie de marché est toujours pertinente. Comment ne pas avoir en tête tous ces altermondialistes qui planifient la prochaine révolution à partir de téléphones intelligents, tablettes et autres produits issus du même système économique qu’ils dénoncent?
Jasmin Guénette est vice-président aux opérations de l’Institut économique de Montréal. Il signe ce texte à titre personnel.
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