Sophisme irlandais
Paul n’a jamais fumé. Paul est mort. Donc, ne pas fumer tue. Ceux qui étaient attentifs pendant leurs cours de philosophie reconnaîtront qu’il s’agit là d’un sophisme, un argument apparemment logique, mais fondamentalement incorrect.
Les problèmes économiques actuels de l’Irlande ont d’ailleurs donné lieu au superbe sophisme suivant: l’Irlande a adopté des réformes laissant plus de place au libre marché; l’Irlande traverse aujourd’hui une grave crise; le libre marché a donc causé la crise. Si les deux premières prémisses sont exactes, la troisième n’en est pas moins fausse. D’ailleurs, comment des mesures conçues pour encourager le travail, l’investissement, l’innovation et l’entrepreneuriat pourraient-elles bien provoquer l’effondrement de l’économie? Retour sur les faits. En 1985, l’Irlande était le 2e pays le plus pauvre d’Europe avec un taux de chômage de 20 %, une croissance économique anémique, des déficits supérieurs à 10 % du PIB et une dette publique qui atteignait 111 % du PIB! Ce pays adopta alors des mesures favorisant la liberté économique: réduction de la taille de l’État et des dépenses gouvernementales et allégement du fardeau fiscal des particuliers et des entreprises. L’impôt sur les bénéfices des sociétés, de l’ordre de 32 % en 1987, n’est plus que de 12,5 % de-puis 1998. En 2005, l’Irlande est métamorphosée: c’est le deuxième pays le plus riche d’Europe, son déficit est résorbé, sa dette publique a fondu et son taux de chômage est tombé à 4,5 %. L’Irlande est alors le théâtre d’un miracle économique, à l’instar des «dragons d’Asie» (Corée du Sud, Taïwan, Hong Kong et Singapour) qui avaient enregistré des résultats spectaculaires après avoir eux aussi fait confiance au libre marché.
Mais aujourd’hui, le pays que l’on surnommait le « tigre celtique » il n’y a pas si longtemps n’est plus qu’un frêle petit chaton. Qu’a-t-il bien pu lui arriver?
Lorsque l’Irlande connaissait une croissance exceptionnelle, une hausse des taux d’intérêt s’imposait. Mais comme elle avait adopté l’euro, elle était tributaire des décisions de la Banque centrale européenne (BCE), et était obligée de composer avec des taux d’intérêt maintenus très bas en raison de la faiblesse des économies française et allemande. C’est alors que le crédit facile combiné à la vitalité de l’économie provoqua la formation d’une bulle immobilière, laquelle incita les banques à prêter en fonction de la valeur future des propriétés et non en fonction de la solvabilité du client. Ces prêts irresponsables n’auraient eu de conséquences que pour les banques fautives si l’État irlandais n’avait pas eu la mauvaise idée de les garantir. Comme toutes les bulles, la bulle immobilière celtique a fatalement éclaté. Le gouvernement s’est alors trouvé dans l’obligation de respecter ses engagements, ce qui lui occasionne maintenant un déficit abyssal et le contraint à consentir des sacrifices.
Quel rôle le libre marché a-t-il donc joué? En réalité, une politique monétaire étatiste décidée à Francfort de façon centralisée pour seize pays, tout comme le fait que le gouvernement garantisse des prêts, c’est l’antithèse du libre marché! J’ai souvent vanté les mérites des réformes libérales irlandaises. Aujourd’hui, je persiste et signe sans hésiter. Ce sont ces réformes qui ont sorti le pays de la misère, mais ce sont les politiques monétaires inappropriées et les mesures interventionnistes irresponsables, irréfléchies et nocives qui expliquent sa débandade économique. Quant à ceux qui ricanent en affirmant que le cas de l’Irlande est la preuve de l’échec du libre marché, ils feraient bien de rire moins et de s’informer davantage. Un sophisme est si vite arrivé!
Nathalie Elgrably-Lévy est économiste senior à l’Institut économique de Montréal.
* Cette chronique a aussi été publiée dans Le Journal de Québec.