Faut-il taxer la malbouffe? – La tyrannie de la «santé publique»
En juin 1994, la compagnie R.J. Reynolds achetait de la publicité dans les journaux américains pour critiquer l’intention de l’État d’augmenter considérablement les taxes sur le tabac. Ces annonces proclamaient à la blague: «Aujourd’hui le tabac! Demain les produits à forte teneur en gras?»
Les promoteurs de la campagne antitabac ont vite répliqué que les cigarettes sont le seul produit légal dont l’usage normal mène son utilisateur à la tombe. Ils ont bien ri à l’idée d’une éventuelle taxe sur les cheeseburgers et la crème glacée.
Or, six mois après la mise en garde saugrenue de R.J. Reynolds, le spécialiste en obésité de l’Université Yale, Kelly Brownell, recommandait l’adoption d’une taxe sur les produits à forte teneur en gras dans la page d’opinion du New York Times.
À la fin de 1997, le U.S. News & World Report estimait que cette nouvelle taxe serait une bonne idée pour améliorer l’état de santé des gens. En 2003, le commentateur Morton Kondracke déclarait quant à lui qu’une taxe sur la teneur en gras et en sucre des aliments contribuerait à décourager la suralimentation, à augmenter les budgets des programmes d’éducation et à recouvrer une partie des milliards de dollars dépensés par l’État pour le traitement des maladies liées à l’obésité. Au Québec, le ministre du Sport et des Loisirs, Jean-Marc Fournier, a suggéré en début d’année d’imposer une nouvelle taxe sur la «malbouffe» pour en décourager la consommation et contribuer au financement d’installations sportives.
Mêmes arguments
Comment une blague absurde est-elle pratiquement devenue, dix ans plus tard, une politique gouvernementale? Les promoteurs de la campagne antitabac se défendent bien d’avoir pavé la voie à une taxe sur les aliments nuisibles, mais leurs arguments sont aussi valables, sinon davantage, pour ces aliments que pour le tabac.
Dans les deux cas, on retrouve de puissantes compagnies qui peuvent facilement être pointées du doigt pour leur capacité de piéger les jeunes dans des habitudes malsaines et difficiles à abandonner. Dans les deux cas, ces habitudes donnent lieu à des taux considérables de maladie et de décès. Dans les deux cas, l’intervention de l’État serait justifiée par les dépenses publiques considérables qu’imposent ces mauvaises habitudes. Dans les deux cas, la «santé publique» justifierait le recours à une panoplie de mesures gouvernementales qui ouvrent la porte à une intervention illimitée de l’État dans la vie privée des gens.
La logique qui permet de traiter aujourd’hui l’obésité comme un problème de santé publique est la même qui est invoquée pour lutter contre d’autres habitudes qui présentent des risques pour la société, incluant le tabagisme, la consommation d’alcool, et la conduite d’une bicyclette sans casque de protection. Les jeux de hasard et les jeux vidéo, quoique sans rapport direct avec la santé, sont également dans la mire des spécialistes de la santé publique, dont le credo est actuellement repris à volonté par les gouvernements en mal d’interventions.
Protégés contre eux-mêmes
La santé publique se manifestait jadis par des études statistiques, des quarantaines, des campagnes de vaccination, la construction d’aqueducs et d’usines de traitement des eaux usées, l’inspection des restaurants, la réglementation des rejets industriels et l’approbation ou non des produits pharmaceutiques. Désormais, au nom de la santé publique, les gouvernements interdisent la publicité sur le tabac, augmentent les taxes sur les spiritueux, obligent les gens à attacher leur ceinture en automobile et envoient les utilisateurs de drogues illégales en prison ou en «thérapie».
Jadis, les fonctionnaires de la santé publique pouvaient faire valoir qu’ils protégeaient la population contre les agents de contagion, contre les émissions de gaz toxique d’une usine polluante, contre une source d’eau contaminée, contre une intoxication d’origine alimentaire, contre les remèdes de charlatan, autant de dangers provenant de l’extérieur. Aujourd’hui ces fonctionnaires ont pour objectif de protéger les individus contre eux-mêmes. On comprend ainsi pourquoi l’usage de la cigarette est considéré comme un problème de santé publique et pourquoi selon des politiciens comme le ministre de la Promotion de la santé de l’Ontario, Jim Watson, «le gras fait office de nouveau tabac.»
Les fonctionnaires et politiciens semblent avoir oublié que les habitudes, aussi malsaines soient-elles, ne sont pas contagieuses, qu’elles ne s’acquièrent pas accidentellement comme on attrape un vilain rhume. En règle générale, les gens choisissent volontairement d’adopter des habitudes qui comportent certains dangers et l’État devra certainement compter avec l’opposition des personnes qui ne veulent tout simplement pas changer leurs habitudes.
Comment l’État devrait-il réagir à l’opposition des habitués du gras comme du tabac? Selon le ministre ontarien Jim Watson, la première étape est de les persuader d’abandonner leurs mauvaises habitudes de vie et de voir si cela fonctionne. C’est aller un peu vite. À mon avis, il a sauté une étape, qui est de se demander si l’on souhaite vraiment vivre dans une société où nos habitudes à risque sont l’affaire de tout le monde.
Jacob Sullum est senior editor du magazine Reason, un mensuel américain qui traite d’enjeux politiques, économiques et culturels.