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Textes d'opinion

Cités industrielles: une politique à revoir

Le gouvernement québécois encourage depuis quelques années les entreprises de la nouvelle économie oeuvrant dans un même domaine à déménager à l’intérieur de «cités» telles que la Cité multimédia et la Cité du commerce électronique de Montréal. En ciblant un petit périmètre auquel on attache de généreuses exemptions fiscales, on veut revitaliser certains secteurs urbains et créer des synergies entre les entreprises. Les concepteurs de cette politique ne semblent toutefois pas appuyer leur démarche sur des réussites étrangères ou des études détaillées, ce qui est pour le moins étonnant dans la mesure où des estimés conservateurs en évaluent le coût à plus de deux milliards de dollars pour la prochaine décennie.

L’Institut économique de Montréal a examiné le bien-fondé de cette approche. Les conclusions de notre étude (disponible sur notre site Web) sont claires. Les cités industrielles n’auront au mieux qu’un impact négligeable sur la création de synergies entre les entreprises et elles pourraient même s’avérer contre-productives. De plus, si elles permettent de redévelopper certains quartiers, elles en affectent plusieurs autres négativement et nuisent par le fait même à plusieurs propriétaires immobiliers dont le plus important est, paradoxalement, le gouvernement du Québec par l’intermédiaire de la Caisse de dépôt et placement.

La synergie entre les entreprises

Les concepteurs des cités industrielles soutiennent que la proximité géographique facilite la diffusion d’un certain type d’information qu’il est difficile de communiquer autrement que par le contact face-à-face et qu’elles favorisent la création de synergies novatrices. Cela est exact, mais guère nouveau car on trouve des concentrations géographiques d’entreprises d’un même secteur dans tous les lieux et à toutes les époques. L’économiste britannique Alfred Marshall écrit en 1890 que l’on observe de tels «districts industriels» dans l’histoire des civilisations orientales et dans l’histoire de l’Europe au moyen âge. On fait aujourd’hui le même constat à la grandeur de la planète, notamment pour les districts de la fourrure ou du vêtement de Montréal, les districts joailliers de Bangkok et Tokyo, les entreprises de haute-technologie de la Silicon Valley au sud de San Francisco, l’industrie cinématographique de Hollywood et les districts financiers de Londres et New York.

De tels regroupements apparaissent toujours spontanément car ils permettent aux entreprises de réduire les coûts de transaction avec leurs acheteurs et leurs fournisseurs, tout en facilitant la fourniture d’intrants spécifiques et la création d’un marché de l’emploi plus stable pour la main-d’oeuvre spécialisée. Leur ampleur varie toutefois considérablement en raison des besoins en espace et en infrastructure des diverses industries. Les grossistes en diamants newyorkais sont presque tous concentrés sur la 47e rue à Manhattan, tandis que l’industrie aérospatiale de Los Angeles est dispersée à la grandeur de la métropole du sud de la Californie.

Dans chaque cas, la localisation des entreprises tient compte de l’espace requis, du coût du loyer, de la proximité des clients, de l’accès aux réseaux de transport, des choix de résidence des employés, etc. Seule l’expérience pratique révèle le niveau de concentration adéquat. S’il est indéniable que la proximité géographique comporte des avantages, aucune analyse n’identifie la nécessité d’un milieu aussi compact que celui des cités industrielles québécoises. En fait, selon certains ingénieurs de la Silicon Valley, il est possible de créer des synergies soutenues jusqu’à une distance d’environ 80 kilomètres!

On constate également que malgré les avantages liés à proximité géographique, la plupart des entreprises localisées dans des districts spécialisés ont moins de contacts avec leurs voisins immédiats qu’avec des entreprises établies dans d’autres régions. La très grande majorité des clients et des fournisseurs des entreprises de la Silicon Valley sont situés hors de la région de San Francisco. Les fabricants du district horloger du Jura suisse font faire le design de leurs montres à Milan. Ils importent plusieurs composantes de Hong Kong, du Japon et d’ailleurs avant d’écouler leur production à l’échelle de la planète. De plus, nombre d’entreprises de pointe sont prospères malgré un certain isolement. Une localisation à plus de 1000 kilomètres de la Silicon Valley n’a pas nuit à la croissance de Microsoft.

La politique des cités industrielles va également à l’encontre des constats de plusieurs chercheurs qui observent que les villes les plus diversifiées sont celles qui créent le plus d’emplois, notamment parce qu’elles multiplient les possibilités de contacts entre individus ayant des expertises variées. Le développement de la chaîne de montage dans l’industrie de l’automobile illustre bien le processus.

Il y a maintenant près d’un siècle, le directeur du département des moteurs de la compagnie Ford, William Klann, était à la recherche d’un moyen d’augmenter considérablement la production de Modèles T afin de répondre à la demande. Il trouva finalement une façon de faire intéressante en visitant un grand abattoir de Chicago et en observant comment l’on démontait les carcasses en les fixant sur une courroie et en les déplaçant d’un ouvrier à l’autre. Klann fit aussitôt remarquer que l’on pourrait assembler des automobiles en inversant le principe de cette «chaîne de démontage». Klann et ses collaborateurs bénéficièrent par la suite de l’expertise acquise dans certaines minoteries, brasseries industrielles et conserveries de la région de Détroit pour mettre au point leur système. Le succès de l’industrie automobile de Détroit fut donc dans une large mesure tributaire du savoir-faire développé dans d’autres industries de la région.

La politique des cités industrielles ignore complètement ces processus et en suscitant une concentration géographique indue, elle nuit à d’autres aspects essentiels au développement d’une industrie.

L’impact des cités industrielles sur le marché immobilier

Un autre problème important est qu’en soutenant financièrement le déménagement d’entreprises d’un quartier à un autre, la politique des cités porte préjudice important aux parcs industriels, aux propriétaires immobiliers et aux commerces qui ne sont pas situés dans les zones désignées.

Le promoteur immobilier Oxford Québec a perdu plusieurs clients importants, dont la société-conseil en informatique Cognicase qui occupait plus de 40 000 pi2 dans l’un de ses immeubles du centre-ville de Montréal. La présidente-directrice générale du Parc technologique du Québec métropolitain constate également que des entreprises quittent son parc pour profiter des avantages liés au Centre national des nouvelles technologies de Québec. Le plus étonnant, c’est que la principale victime de ce processus est en fait le gouvernement du Québec lui-même, car il est le plus grand propriétaire immobilier du centre-ville de Montréal par l’intermédiaire de la Caisse de dépôt et placement.

Une étude détaillée de la firme d’analystes immobiliers Desjarlais Prévost et Associés souligne également que les principales victimes de ces déménagements subventionnés sont les immeubles anciens offrant des loyers abordables. Le problème, c’est que plusieurs producteurs québécois de logiciels occupaient ces immeubles et contribuaient par le fait même à les revaloriser et à redonner vie aux quartiers où ils étaient situés. La création de sites désignés a également entraîné le report de plusieurs projets de construction d’immeubles à bureaux dans d’autres secteurs qui ne peuvent rivaliser avec les loyers subventionnés.

Conclusion

Au lieu d’offrir des incitatifs fiscaux ciblés, le gouvernement du Québec devrait baisser les impôts pour tous et laisser les entrepreneurs décider eux-mêmes de questions telles que l’emplacement de leur entreprise et les liens à développer avec leur milieu.

Si le gouvernement estime malgré tout nécessaire d’accorder ces avantages fiscaux, il devrait le faire pour toutes les entreprises de ces secteurs, où qu’elles soient installées sur le territoire de la province. Il n’existe aucune raison de croire qu’ajouter une contrainte géographique à ces mesures comporte des bénéfices.

Enfin, si le gouvernement tient malgré tout à ajouter une contrainte géographique, celle-ci devrait être substantiellement assouplie pour éviter les déplacements inutiles d’emplois d’un quartier à l’autre à l’intérieur d’une même ville. Une modification de ce type ferait au moins en sorte d’éviter les pires effets néfastes de la politique des cités.

Quelle que soit l’option retenue, nous sommes d’avis que le gouvernement provincial devrait revoir substantiellement et rapidement le bien-fondé de sa stratégie des cités, si possible dès son prochain budget.

 

Pierre Desrochers est directeur de la recherche à l’IEDM.

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