La forêt menacée?
Certains commentateurs s’inquiètent du sort réservé à nos forêts. Dans son film L’erreur boréale, l’interprète Richard Desjardins soutient que «la forêt est pillée sans retenue». Les porte-parole de la Coalition sur les forêts vierges nordiques croient eux aussi que l’on «coupe trop, d’une façon qui risque de liquider la dernière grande forêt vierge du Québec» et lancent un cri d’alarme «pour sauver ce qui reste de la forêt boréale».
Selon ces intervenants, le gouvernement québécois, et plus particulièrement le ministère de l’Environnement, n’intervient pas assez dans la gestion de la forêt publique. Richard Desjardins accuse ainsi le gouvernement «d’avoir privatisé la forêt», tandis que le Collectif Forêt-Intervention souhaite une nationalisation des grandes compagnies papetières et forestières qui «exportent les profits et la richesse hors du Québec» afin de «faire en sorte que les profits réalisés à même notre forêt soient réinvestis ici».
Qu’en est-il réellement? Serons-nous bientôt confrontés à une pénurie de bois? Une intervention accrue des pouvoirs publics est-elle susceptible de mener à une utilisation plus durable de la forêt québécoise?
L’état des ressources
Seuls les territoires québécois situés au sud du 52e parallèle sont capables de générer une forêt suffisamment dense pour en justifier l’exploitation. Si l’on soustrait les eaux douces, les territoires non productifs et les zones où les pentes sont trop fortes, les terrains forestiers productifs du Québec couvrent 518164 km2, soit 31% de sa superficie.
En 1999, environ 45 millions de mètres cubes (Mm3) de matière ligneuse ont été récoltés au Québec. Pour les cinq années précédentes, la moyenne annuelle de récolte dans les forêts publiques se chiffre à 30,9 Mm3 et dans les forêts privées à 9,6 Mm3. Ces nombres peuvent sembler élevés, mais selon Ressources naturelles Canada, la superficie des aires de récolte au Québec en 1998-1999 représentait moins de un demi de 1% des terres forestières québécoises. Cette surface est moindre que celle qui a été défoliée par les insectes et brûlée par les feux de forêts durant cette période.
Bien que la surface récoltée annuellement dans la forêt québécoise ne représente qu’un infime pourcentage des terres forestières, les méthodes privilégiées par les forestiers (la coupe avec protection de la régénération des sols et la coupe à blanc) produisent des images que certains peuvent considérer comme choquantes. La plupart des ingénieurs forestiers croient cependant que le dommage causé par ces techniques n’est pas pire que les ravages causés cycliquement par la nature. Le professeur Michel Dessureault de la Faculté de foresterie et de géomatique de l’Université Laval soutient ainsi que la coupe à blanc favorise la régénération forestière de la même façon qu’un feu qui détruit le couvert végétal participe à la dynamique de l’écosystème en favorisant les nouvelles pousses.
Même si bon nombre d’écologistes soutiennent que l’État n’est pas assez conservateur dans l’estimation de la quantité de bois que l’on peut couper sans porter atteinte au capital forestier, la plupart des spécialistes de la question ne croient pas qu’il y ait une rupture de stocks au Québec. On peut également rappeler que les forêts résineuses sous aménagement se renouvellent de façon naturelle dans environ 80% des cas et qu’afin d’accélérer la vitesse de repousse et la valeur commerciale de la forêt québécoise, des efforts de reboisement importants ont été faits depuis quelques années. Il se plante maintenant près de 140 millions d’arbres annuellement au Québec, un chiffre moins élevé qu’au début des années 1990 qui était une période de rattrapage, mais qui est jugé suffisant pour assurer la durabilité de la ressource. (…)
Si la forêt québécoise ne semble pas prête de connaître une rupture des stocks de matière ligneuse, plusieurs intervenants soutiennent toutefois que l’on n’en fait pas le meilleur usage possible.
La gestion publique et le développement durable
Les forêts publiques représentent plus de 87% du territoire forestier du Québec. La vaste majorité des Québécois se réjouissent de cette situation, car ils croient qu’ainsi la forêt leur appartient et constitue une richesse collective qui profite au plus grand nombre.
En pratique toutefois, la gestion publique de la forêt québécoise génère beaucoup d’insatisfaction. Des propriétaires de forêts privées accusent le gouvernement de vendre la matière ligneuse tirée de la forêt publique à un prix trop bas, ce qui nuit à leurs propres opérations. D’autres se plaignent des mesures gouvernementales de soutien au reboisement qui favoriseraient essentiellement les conifères alors que plusieurs forêts privées situées dans le sud du Québec sont surtout composées de feuillues ou sont mixtes.
De son côté, la Fédération des pourvoyeurs du Québec accuse le gouvernement de ne pas faire suffisamment d’efforts pour mieux préserver le capital naturel des pourvoiries et autres territoires fauniques.
La Loi sur les forêts impose également des règles très contraignantes pour les citoyens. Par exemple, au Québec personne n’a le droit de couper un arbre sur les terres publiques pour son usage personnel. Selon le chroniqueur spécialisé en questions environnementales Louis-Gilles Francoeur: «Personne ne peut couper un sauvageon en forêt publique sans devenir un pilleur du bien public. Cela montre à quel point le gouvernement est devenu l’intendant des grands exploitants forestiers, qui ont obtenu le monopole d’exploitation des arbres vivants». Le journaliste Pierre Dubois écrit même: «La vieille expression «terres de la Couronne», héritée de notre histoire de colonie britannique et que j’emprunte à mon père, exprime bien le véritable statut de la forêt québécoise».
Ces restrictions sévères s’expliquent par ce que l’on qualifie de tragédie de l’accès libre (Tragedy of the Commons). En gros, cette théorie nous enseigne que le libre accès à une ressource ayant une valeur marchande mène inévitablement à sa dilapidation. L’illustration classique est celle d’un pâturage qui peut être utilisé par tous les bergers d’une région. Immanquablement, chacun d’entre eux a intérêt à augmenter la taille de son troupeau, car s’il ne le fait pas, ses concurrents le feront. Ce processus mène toutefois inévitablement à la surexploitation et à la destruction du pâturage.
On peut prévenir la tragédie des ressources mises en commun de deux façons: en instaurant des contrôles politiques; en privatisant la ressource. En pratique, la gestion politique s’est souvent avérée plus coûteuse et inflexible. D’un autre côté, la privatisation des ressources mène habituellement à un meilleur usage, car un propriétaire a tout intérêt à en maintenir ou en augmenter la valeur.
Le cas américain
La forêt québécoise illustre bien cette dynamique. Bien que la surface des terres publiques soit près de sept fois plus étendue que celle des forêts privées, on y plantait beaucoup moins d’arbres jusqu’à la réforme du régime forestier au milieu des années 1980. Par exemple, en 1973-74 on plantait près de deux fois plus d’arbres dans les forêts privées que dans les forêts publiques (14,5 M contre 7,5 M). Ce n’est finalement qu’en 1986 que le nombre d’arbres plantés sur les terres publiques québécoises devient plus important. En 1999, on a planté trois fois plus d’arbres dans les forêts publiques que dans les forêts privées (105 M contre 33 M). Comme le remarquait cependant Richard Desjardins lui-même en 1995, ce ne sont pas les fonctionnaires provinciaux mais «les PDG des grosses papetières qui «se sont inquiétés» ouvertement du «problème de la matière ligneuse».
Le cas québécois n’est évidemment pas unique. L’un des journalistes spécialisés en environnement les plus réputés de la planète, Gregg Easterbook, note que: «À la fin des années 1980, les terres publiques fédérales étaient les seules surfaces forestières d’importance aux États-Unis où la croissance de la matière ligneuse n’était pas plus importante que la récolte. C’est-à-dire que les propriétaires terriens privés cultivaient plus d’arbres qu’ils n’en coupaient, tandis que les gestionnaires fédéraux en coupaient plus qu’ils n’en plantaient. Parce que les terres des producteurs privés leur appartiennent, il est dans leur intérêt économique à long terme d’y effectuer le reboisement. Les entreprises qui coupent les forêts publiques sont des sous-traitants n’ayant pas d’intérêts financiers directs dans la vitalité de la forêt». (…)
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Il est faux de croire que le statut de propriété publique d’une zone forestière en assure une exploitation plus durable ou qui concilie mieux les intérêts parfois divergents des exploitants forestiers, des pourvoyeurs et de l’ensemble des citoyens. Au contraire, la propriété privée semble davantage garante d’une utilisation judicieuse qui répond aux préférences des consommateurs.
Plusieurs intervenants soutiennent cependant qu’un contrôle accru des pouvoirs publics sur la forêt québécoise est la seule façon de prévenir son pillage au profit des grandes entreprises privées. Par exemple, le président de l’Union québécoise pour la conservation de la nature, Harvey Meade, s’oppose à toute forme de privatisation et se dit «convaincu que, pour considérer adéquatement toutes les facettes de la forêt, un régime de tenure publique responsabilisant la société civile offre des perspectives insoupçonnées».
Irréaliste
Il est toutefois irréaliste d’accorder à l’industrie forestière un statut de locataire tout en lui demandant d’agir en propriétaire pendant que les citoyens québécois, qui sont théoriquement les propriétaires de la forêt, se comportent en locataires et refusent d’assumer les véritables coûts des ressources forestières autres que le bois.
On peut s’interroger à juste titre sur les avantages et les inconvénients du régime forestier québécois, sur les améliorations à apporter à certaines pratiques et sur la meilleure façon de réconcilier les intérêts divergents de plusieurs intervenants. Par contre, l’affirmation selon laquelle nous sommes aux prises avec une disparition de grands pans de la forêt québécoise n’est tout simplement pas conforme à la réalité. Par ailleurs, une privatisation intelligente d’une partie de la forêt publique permettrait sans doute, à l’instar de ce qui existe en Suède, de favoriser davantage la profitabilité des entreprises, la création d’emplois et le développement durable.
Pierre Desrochers est directeur de la recherche à l’IEDM et auteur de la Note économique intitulée Comment assurer le développement durable de nos forêts?