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Une saine approche concurrentielle appuie l’acquisition d’Air Transat par Air Canada

Note économique montrant que la doctrine antitrust est truffée de failles et que l’acquisition d’Air Transat par Air Canada serait bénéfique aux consommateurs canadiens

Le Bureau de la concurrence a déposé le 27 mars 2020 un rapport se prononçant contre l’acquisition projetée d’Air Transat par Air Canada, laquelle a par ailleurs déjà été approuvée par les actionnaires, rappelons-le. Alors que l’industrie aérienne est sérieusement malmenée dans la foulée de la pandémie de coronavirus, cette publication de l’IEDM montre qu’une lecture dynamique des mécanismes de la concurrence milite en faveur de la transaction.

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Cette Note économique a été préparée par Gaël Campan, économiste senior à l’IEDM. La Collection Réglementation de l’IEDM vise à examiner les conséquences souvent imprévues pour les individus et les entreprises de divers lois et règlements qui s’écartent de leurs objectifs déclarés.

La récente recommandation du Bureau de la concurrence du Canada de s’opposer à l’acquisition d’Air Transat par Air Canada illustre une fois de plus les failles théoriques de la doctrine statique de la concurrence sur laquelle les autorités de réglementation s’appuient. Selon le Bureau, « l’acquisition proposée de Transat par Air Canada aura vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence ».(1)

Après avoir exposé les notions erronées qui sous-tendent la décision du régulateur, nous allons expliquer les contraintes économiques rencontrées par les compagnies aériennes et leur besoin d’atteindre une taille critique pour être en mesure de rivaliser sur la scène internationale. L’acquisition d’Air Transat est un pas dans cette direction pour Air Canada et il serait bénéfique aux consommateurs canadiens.

Les failles de la théorie de la concurrence conventionnelle

Les autorités de la concurrence et ses magistrats s’appuient sur certaines notions théoriques préconçues pour établir si un acteur a une position « dominante » sur son marché et donc si il doit être démantelé ou, alternativement, si telle ou telle fusion ou acquisition peut être autorisée.

Parmi celles-ci, on trouve l’idée que les marchés doivent suivre un certain schéma concurrentiel pour être considérés comme efficaces ou « équitables », et qu’une concentration importante dans un marché a nécessairement des effets néfastes pour les consommateurs. Par conséquent, la doctrine antitrust se préoccupe principalement de la part de marché des participants et de leur capacité à utiliser leur « pouvoir de marché » de manière déloyale afin d’imposer des prix plus élevés que ceux qui prévaudraient dans un marché concurrentiel idéal.

Cette approche conventionnelle est incorrecte car les marchés n’ont pas en réalité de frontières stables et bien établies. Les consommateurs décident en pratique quels biens ou services sont substituables et ils changent d’avis chaque fois que de nouvelles opportunités se présentent. La mesure d’une part de marché varie considérablement avec l’étendue de la gamme de produits substituables considérés. Choisir les produits pouvant faire partie ou étant exclus de la mesure est forcément arbitraire.

C’est encore plus évident lorsqu’il s’agit d’innovations radicales venant perturber les habitudes de consommation précédentes. Quand le baladeur a été introduit par Sony, il n’y avait rien de semblable ou de comparable sur le marché. Les clients devaient alors renoncer – substituer – à un panier varié de biens et services pour s’en procurer un.

Selon la doctrine antitrust, Sony avait pour un temps un monopole sur les lecteurs de musique portables personnels, et toute entreprise dotée d’un avantage comparatif unique est un candidat à une mise en examen par les autorités de la concurrence.

Par ailleurs, une consolidation est souvent nécessaire pour réaliser des économies d’échelle.(2) Les bénéfices d’un grand volume de production – un coût unitaire de production plus bas – sont habituellement transférés aux consommateurs, comme la baisse tendancielle historique des prix le montre.(3) Le principal producteur d’une marchandise particulière ne peut pas augmenter son prix impunément.(4) Outre que cela déclencherait une substitution vers d’autres denrées, une hausse intempestive inviterait de nouveaux concurrents profitables à ce nouveau prix.(5) En absence de barrière légale à l’entrée, la menace de rivaux potentiels est réelle et exerce une véritable pression concurrentielle.(6)

L’intensité concurrentielle véritable est dans l’œil du consommateur. Une entreprise peut augmenter ses profits d’autant plus vite que ses clients sont convaincus qu’elle détient un avantage concurrentiel unique sur ses rivales. Plus la différence de valeur perçue est importante, plus cette l’entreprise peut augmenter son prix. Mais à mesure que le prix augmente, le coût du renoncement à la consommation alternative augmente aussi, jusqu’à devenir prohibitif. De ce point de vue, les craintes d’abus apparaissent infondées.

La concurrence dans l’industrie aérienne

L’industrie aérienne a vécu une transformation de grande ampleur au cours des 40 dernières années. Auparavant, il s’agissait d’un environnement commercial protégé offrant un service de « point à point ». Les prix des vols et les taux d’occupation des sièges étaient réglementés, les marges garanties et la concurrence restreinte. Voyager en avion était un luxe réservé aux entreprises et aux riches, tandis qu’aujourd’hui c’est un service grand public accessible aux classes moyennes.

À la suite des déréglementations, la concurrence dans le transport aérien s’est avérée féroce. Des centaines d’entreprises s’y sont essayées, mais très peu y sont parvenues.(7) Les frais de chaque vol étant fixes pour la plupart, les compagnies aériennes doivent vendre autant de sièges que possible au prix abordable le plus élevé. Aussi, la demande peut varier soudainement à cause d’événements géopolitiques imprévisibles, et les agrégateurs de vols sur internet ont exacerbé la sensibilité aux prix et la réactivité des consommateurs.

Les entreprises qui ont survécu ont développé un modèle d’organisation rentable, appelé « réseau en étoile » (voir la Figure 1) pour faire face à la nécessité d’une occupation maximale des sièges par des consommateurs sensibles au prix et malgré une concurrence internationale.(8) Une poignée de grands aéroports (les « pôles ») sont devenus des plaques tournantes pour les voyages nationaux et internationaux. Tout en permettant des taux d’occupation des sièges plus élevés, ces pôles accueillent aussi une gamme plus large de services, ce qui limite les duplications coûteuses.(9) Certaines connexions régionales non rentables ont été d’abord abandonnées jusqu’à que les compagnies « discount » émergent pour offrir aux aéroports secondaires une nouvelle vie grâce à des connexions à prix bas.(10)​

La pression concurrentielle et une rentabilité restreinte ont obligé les compagnies aériennes à unir leurs forces (par le biais de fusions et acquisitions ou d’alliances) afin d’alimenter les pôles et d’optimiser l’occupation des sièges. En conséquence, les compagnies fusionnées ont fini par avoir une part prédominante de sièges dans des aéroports spécifiques sur lesquels elles jetèrent leur dévolu, à tel point que 93 des 100 aéroports les plus fréquentés du monde comptent désormais une ou deux compagnies aériennes représentant la majorité de la capacité totale de sièges.(11)

Il est à noter que la plupart des économies réalisées grâce à cette concurrence et à cette intense consolidation ont été transférées aux passagers dans le monde entier. Le prix des billets dans le monde a été réduit de plus de 60 % depuis la déréglementation de l’industrie dans les années 1970.(12) Au-delà du prix, la fréquence des vols, le temps de trajet, l’expérience de service, et la sécurité se sont améliorés.(13) Les pôles sont devenus des galeries commerciales haut-de-gamme avec des aires de restauration et des boutiques hors-taxes, tandis que le service en vol comprend des divertissements populaires disponibles sur demande.(14) La segmentation du marché s’est affinée avec les compagnies « discount » qui offrent un service dégroupé, en commençant par des billets nus et en facturant des frais optionnels pour tout le reste. En conséquence, le choix disponible en matière de prix, de confort, de dates, et de durée de voyage est plus grand que jamais.(15)

Malgré tous ces progrès, les autorités de la concurrence continuent d’associer la réduction du nombre de compagnies aériennes à un affaiblissement de l’intensité de leur rivalité. Dans leur approche statique de la concurrence, moins d’acteurs signifie toujours que les prix sont plus élevés qu’ils ne le devraient être, en dépit des réductions de prix antérieures, des améliorations de la qualité de service, de la fréquence des vols, de l’augmentation du nombre de liaisons, etc., et indépendamment de l’existence de concurrents actuels et potentiels.(16)

L’approche extrême adoptée par le Bureau de la concurrence du Canada pour qualifier un abus de position dominante illustre bien comment les régulateurs peuvent mal interpréter la dynamique du marché. Prise au pied de la lettre, sa définition du marché est restrictive à l’extrême. Un seul produit dans un seul emplacement est considéré comme un marché. Une augmentation des prix de 5 % pendant de 12 mois d’affilée constitue un comportement potentiellement monopolistique.(17)

Appliqué à l’industrie du transport aérien, une liaison unique – tel Montréal-Paris – constituerait un marché. Toute augmentation durable des prix sur une telle liaison pourrait être causée par un changement de préférences des passagers en raison d’une innovation de service, à l’instar de meilleurs salons d’attente ou de la vente de l’accès à la voie rapide pour la sécurité ou l’immigration. La détermination du périmètre à l’intérieur duquel on devrait évaluer l’intensité de la concurrence sur plusieurs pôles concernés par cette liaison est bien plus complexe que la simple sélection d’un produit et d’un emplacement. En l’absence de barrières à l’entrée, la part de marché se gagne grâce à un meilleur rapport qualité prix et demeure sous une pression concurrentielle constante.

La logique derrière l’acquisition d’Air Transat par Air Canada

Les compagnies aériennes et les aéroports canadiens se sont développés selon le même modèle de « réseau en étoile » que le reste du monde. Air Canada et Air Transat sont en concurrence à l’échelle mondiale avec d’autres transporteurs internationaux qui ont des liaisons régulières à destination et en provenance de tous les principaux aéroports canadiens. Air Canada reste le premier transporteur aérien sur Vancouver, Toronto et Montréal, les trois pôles majeurs canadiens.

L’annonce du rachat d’Air Transat par Air Canada a soulevé des questions à propos d’une concentration excessive dans les aéroports canadiens, mais l’augmentation sera surtout observée à l’aéroport Trudeau de Montréal (voir la Figure 2). Dans tous les cas, la part de leur capacité supérieure dans les pôles reste la norme de l’industrie, et Air Canada n’est pas actuellement sur un pied d’égalité avec les principaux transporteurs mondiaux.

Air Canada servirait 58 % des liaisons transatlantiques du Canada une fois ajoutée la part des sièges d’Air Transat à sa part actuelle de 43 %.(18) Cependant, cette perspective à sens unique ne permet pas de mesurer l’intensité de la concurrence. Afin de charger ses avions dans les autres pays, Air Canada doit offrir un service compétitif sur le plan international. Cela signifie une bonne qualité à un prix abordable. Augmenter sa part dans ses propres pôles améliore ses taux d’occupation de sièges et diminue les coûts d’exploitation par siège, laissant une marge d’action supplémentaire pour de nouvelles réductions de prix.(19)

Air Canada a besoin d’une base solide à domicile pour être compétitif sur les vols vers l’Europe et les destinations ensoleillées, ainsi que pour attirer plus de passagers dans les pôles de ses concurrents de la même manière que ces derniers le font dans les pôles canadiens. En fait, il y a tellement de compagnies aériennes qui prennent des passagers en Amérique du Nord pour les amener en Europe que les principaux transporteurs n’arrivent à servir qu’à peine plus de 10 % de la capacité totale des sièges arrivant sur le vieux continent. L’acquisition d’Air Transat par Air Canada ne ferait que rapprocher sa part des sièges transatlantiques des leaders Nord-Américains de l’industrie, à 9 %.

De même, la part des sièges d’Air Canada vers les destinations ensoleillées − un marché en croissance et un atout d’Air Transat − monterait de 24 % à 46 % après l’acquisition. Les liaisons saisonnières deviendraient plus rentables, et certaines pourraient être étendues à l’année grâce à l’appariement adéquat des aéronefs et des destinations. La capacité d’Air Canada à concurrencer les principales compagnies aériennes spécialisées (comme Sunwing) serait renforcée.

Encore une fois, l’augmentation de la part de sièges dans les pôles ne limite pas la concurrence parce qu’il n’y a virtuellement aucune barrière légale à l’entrée. Les compagnies « discount » offrent de meilleurs prix sur de nombreuses destinations. Des rivaux potentiels se préparent déjà à se joindre à la bataille du long courrier discount. Pour rester compétitive, Air Canada serait obligée de répercuter aux passagers la plupart des économies dérivées de l’acquisition.

Conclusion

La doctrine antitrust est truffée de failles dans son approche de la dynamique du marché. En l’absence de barrières juridiques à l’entrée, les compagnies sont limitées à la fois par leurs concurrents actuels et potentiels. Toute augmentation de prix inconsidérée et injustifiée est sanctionnée tant par la substitution que par l’arrivée de nouveaux entrants.

Dans l’industrie du transport aérien, une part importante du nombre de sièges dans un pôle est une condition préalable pour être compétitif au niveau global et non un passe-droit pour tirer parti d’une position locale. Après l’acquisition d’Air Transat, Air Canada demeurerait un groupe modeste par rapport aux leaders mondiaux et aux pôles les plus importants mondialement. La compagnie aérienne aurait cependant une meilleure chance de se battre à armes égales dans l’arène mondiale, de croître et de prospérer.

La crise majeure provoquée par COVID-19 frappe avec une acuité particulière l’industrie aérienne ainsi que l’industrie du voyage en général. Dans ce contexte, ne pas permettre à Air Transat de s’associer à un partenaire ayant des reins financiers solides, en l’occurrence Air Canada, constituerait une décision irresponsable que le ministre fédéral des Transports ne peut tout simplement pas se permettre de prendre. Autrement, il mettrait à risque l’avenir même d’Air Transat, ce qui n’avantagerait en rien les voyageurs, tout en augmentant la probabilité que les mises à pieds récentes deviennent permanentes.

Références

  1. Voir Bureau de la concurrence Canada, « Le Bureau de la concurrence publie un rapport sur ses préoccupations concernant l’acquisition proposée de Transat par Air Canada », communiqué de presse, 27 mars 2020. Il convient de noter que l’IEDM n’a pas de position sur la proposition d’acquisition elle-même en tant que décision commerciale. Cette publication vise simplement à critiquer la décision du régulateur de s’y opposer sur la base d’une interprétation erronée de la théorie de la concurrence.
  2. Harold Demsetz, « Industry Structure, Market Rivalry, and Public Policy », Journal of Law and Economics, Vol. 16, No. 1, 1973, pp. 1-9; Sam Peltzman, « The Gains and Losses from Industrial Concentration », Journal of Law and Economics, Vol. 20, No. 2, 1977, pp. 229-263.
  3. Des études historiques montrent une forte tendance à la réduction des prix dans les industries avec des joueurs dominants avant l’adoption des premières lois sur la concurrence. U.S. Energy Information Administration, Petroleum & Other Liquids, U.S. Crude Oil First Purchase Price, 1er mai 2019; Thomas J. DiLorenzo, « The Origins of Antitrust: An Interest-Group Perspective », International Review of Law and Economics, Vol. 5, No. 1, 1985, p. 80; US Census Bureau, Historical Statistics of the United States, Part I, 1975, p. 208; United States Congress, Wholesale Prices, Wages, and Transportation: Report by Mr. Aldrich, Volume 2, US Government Printing Office, p. 99; Vincent Geloso, « Collusion and Combines in Canada, 1880-1890 », Working Paper, 2018, p. 20.
  4. Harold Demsetz, « Barriers to Entry », The American Economic Review, Vol. 72, No. 1, 1982, pp. 47-57; Russell S. Sobel, J. R. Clark et Dwight R. Lee, « Freedom, Barriers to Entry, Entrepreneurship, and Economic Progress », Review of Austrian Economics, Vol 20, No. 4, 2007, pp. 221-236.
  5. Les tentatives de coordonner les augmentations de prix en l’absence de barrières légales à l’entrée ont tendance à être contre-productives. Werner Troesken, « Exclusive Dealing and the Whiskey Trust, 1890-1895 », The Journal of Economic History, Vol. 58, No. 3, 1998, pp. 755-778.
  6. Marie-Josée Loiselle, « Flawed Competition Laws: The Case of Google », MEI, Economic Note, 25 septembre 2012.
  7. Micheline Maynard, « Did Ending Regulation Help Flyers? », The New York Times, 17 avril 2008.
  8. The Blue Swan Daily, « The US Majors and their Hub Domination », Insight, 25 octobre 2017. ​
  9. La même logique est appliquée dans d’autres industries comme celle de la santé où les plus gros hôpitaux regroupent la plupart des spécialités et du matériel de diagnostic coûteux, alors que les petites cliniques prescrivent des tests ou des traitements à leurs patients.
  10. Le transport aérien domestique demeure limité par la réglementation sur le cabotage.
  11. Michael Goldstein, « Which Airline Owns Your Airport? Strategies to Beat Airport Domination », Forbes, 17 juillet 2017.
  12. International Civil Aviation Organization, Aviation Benefits Report 2019, 2019, p. 12.
  13. Depuis l’époque où l’industrie était réglementée et la concurrence était faible, le nombre de mortalités a diminué de 85 %. Robert Crandall et Jerry Ellig, Economic Deregulation and Customer Choice, Center for Market Processes, 1997, p. 43.
  14. En comparaison, l’industrie ferroviaire, souvent un monopole légal, n’a presque pas amélioré l’expérience du consommateur au cours de la même période.
  15. Michael Goldstein, op. cit., note 11.
  16. Alors que les entreprises étrangères sont généralement proscrites de faire concurrence dans le domaine du transport domestique, ils peuvent négocier avec les aéroports afin d’obtenir une plus grande part des voyages internationaux et des installations. L’inertie à cet égard est causé par l’absence de renégociation des ententes de la part des aéroports et de la décision du gouvernement de bloquer certains transporteurs nationaux (comme les Émirats arabes unis en 2010). Alicia Siekierska, « Airline competition finally taking off in Canada, but barriers keep passengers’ options limited », Financial Post, 25 juillet 2018.
  17. Gouvernement du Canada, « Mémoire du Bureau de la concurrence présenté dans le cadre de la table ronde de l’OCDE sur les transporteurs aériens », 2014.
  18. Les données disponibles dans cette section concernant les parts de marché d’Air Canada avant et après une possible acquisition d’Air Transat ont été fournies par Air Canada à la demande de l’IEDM.
  19. La part des sièges du groupe combiné dans les pôles canadiens se rapprochera du niveau américain.
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