Réponse à la proposition du Collège des médecins du Québec d’interdire la pratique privée

Point montrant que lorsque les pays encouragent la cohabitation entre les réseaux publics et privés, une approche courante dans la majorité des pays de l’OCDE, la population bénéficie d’un meilleur accès aux soins de santé
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Bannir la médecine privée, une mauvaise idée (Le Soleil, 11 avril 2025) |
Ce Point a été préparé par Emmanuelle B. Faubert, économiste à l’IEDM. La Collection Santé de l’IEDM vise à examiner dans quelle mesure la liberté de choix et l’entrepreneuriat permettent d’améliorer la qualité et l’efficacité des services de santé pour tous les patients.
En février 2025, le Collège des médecins du Québec (CMQ) a publié un mémoire au sujet du projet de loi 83, qui vise à obliger les nouveaux médecins à travailler dans le système public pendant leurs cinq premières années d’exercice(1). Dans ce mémoire(2), le CMQ exprime ses inquiétudes quant à la présence grandissante du secteur privé en santé au Québec, et va même plus loin en recommandant d’interdire le statut de médecin non participant, ce qui obligerait les médecins de la province à exercer exclusivement dans le cadre du régime public (RAMQ).
Une telle mesure éliminerait donc le choix actuellement offert aux médecins de ne pas participer au régime public. Combinée à d’autres changements législatifs importants, comme l’interdiction de recourir aux infirmières d’agences dans le réseau public(3), elle témoigne d’une tendance vers une réduction graduelle de la collaboration entre les secteurs privé et public. Or, contrairement à ce qu’en pensent le CMQ et le gouvernement actuel, la pratique privée de la médecine vient soutenir le système public, au bénéfice d’un système de santé universel qui favorise l’accès aux soins.
Une telle crainte de la médecine privée est extrême et injustifiée
Bien que chaque système fonctionne différemment, le libre choix de pratiquer dans le secteur privé demeure une approche courante dans la majorité des pays de l’OCDE (voir le Tableau 1).
Aux Pays-Bas, par exemple, le pays avec le meilleur accès aux soins selon le classement du Commonwealth Fund(4), le système relève entièrement d’un marché privé compétitif composé de compagnies d’assurance et de médecins indépendants(5). Les hôpitaux, quant à eux, sont gérés de manière totalement autonome. Résultat de leur approche axée sur les mécanismes de marché et les besoins des patients : 99 % des Néerlandais ont accès aux soins de première ligne, comparé à 86 % des Canadiens(6).
En France, les médecins peuvent librement exercer dans les systèmes publics et privés, leur financement provenant d’un mélange du programme d’assurance de sécurité sociale, d’assurances privées complémentaires et de paiements provenant directement des patients(7). Le secteur privé, présent autant dans la médecine familiale que dans le système hospitalier, peut permettre aux patients de recevoir des soins plus rapidement que dans le réseau public(8). La gestion indépendante des hôpitaux privés leur permet de se spécialiser, et la qualité des soins offerts dans plusieurs de ces établissements est largement reconnue(9).
Ces exemples, qui sont loin d’être uniques, démontrent que lorsque les pays encouragent la cohabitation entre les réseaux publics et privés plutôt que de s’y opposer, la population parvient à mieux accéder aux soins. Interdire le statut de non-participant serait de surcroît un pas dans une direction complètement opposée à celle empruntée par la majorité des pays de l’OCDE, isolant encore davantage le système de santé québécois.
Au lieu de restreindre davantage la collaboration entre les secteurs public et privé, il serait plus avantageux de l’encourager. En effet, les interdictions actuelles forcent les médecins à choisir entre le secteur public et le secteur privé, ce qui pousse plusieurs d’entre eux à se désaffilier(10). Dans les pays susmentionnés, et de manière générale dans le reste de l’OCDE, les médecins ont l’option d’exercer simultanément dans les deux secteurs, autrement dit, de faire de la pratique mixte. Soulignons que celle-ci n’est pas interdite par la Loi canadienne sur la santé (LCS), mais plutôt par la province. Le Québec devrait donc non seulement permettre cette pratique, mais il en a pleinement le pouvoir, sans contrevenir à la LCS.
Plusieurs exemples internationaux où la pratique mixte est permise montrent que les médecins qui y ont recours ne consacrent généralement pas moins de temps aux patients du secteur public que ceux qui exercent exclusivement dans le système public(11). C’est notamment le cas en Australie, où près de la moitié des médecins spécialistes exercent à la fois dans les secteurs public et privé(12).
Au Danemark, une étude menée auprès de chirurgiens et d’anesthésistes n’a pas révélé de différences significatives dans le nombre moyen d’heures travaillées dans les hôpitaux publics entre les médecins en pratique mixte et ceux exerçant uniquement dans les hôpitaux publics. Cette étude a aussi montré qu’une augmentation des heures travaillées dans le secteur privé ne semblait pas mener à une intention de diminuer le nombre d’heures travaillées dans le secteur public(13).
Bref, la possibilité d’exercer dans les deux secteurs encouragerait de nombreux médecins à augmenter leur nombre d’heures travaillées, en ajoutant des heures dans le secteur privé en plus de celles déjà consacrées à leurs patients du réseau public.
Conclusion
Le mémoire du CMQ a raison sur un point : la mesure coercitive d’interdire aux médecins de se désaffilier pendant les cinq premières années de pratique ne s’attaque pas aux facteurs qui rendent le réseau public si peu attrayant pour plusieurs jeunes médecins, et si facile à quitter(14). Interdire de pratiquer la médecine de façon indépendante, en revanche, constituerait une approche encore plus extrême que celle proposée dans le projet de loi 83, sans pour autant s’attaquer aux causes réelles du problème.
Dans le contexte actuel, les médecins québécois doivent choisir entre exercer dans le secteur public ou se désaffilier de la RAMQ pour pratiquer dans le secteur privé. Autoriser la pratique mixte, plutôt que de restreindre la médecine au secteur public, permettrait d’augmenter la capacité de traitement par une meilleure utilisation des ressources, en plus d’offrir aux médecins une plus grande autonomie professionnelle.
Références
- Gouvernement du Québec, Projet de loi 83, Loi favorisant l’exercice de la médecine au sein du réseau public de la santé et des services sociaux, Assemblée nationale, déposé le 3 décembre 2024.
- Collège des médecins du Québec, « Mémoire projet de loi no 83 : Loi favorisant l’exercice de la médecine au sein du réseau public de la santé et des services sociaux », 11 février 2025, p. 8.
- Gouvernement du Québec, Projet de loi 10, Loi limitant le recours aux services d’une agence de placement de personnel et à de la main-d’œuvre indépendante dans le secteur de la santé et des services sociaux, Assemblée nationale, sanctionné le 20 avril 2023.
- David Blumenthal et al., Mirror, Mirror 2024: A Portrait of the Failing U.S. Health System, The Commonwealth Fund, 19 septembre 2024.
- National Health Care Institute, The Dutch health care system, consulté le 11 mars 2025.
- Krystle Wittevrongel, Conrad Eder et Emmanuelle B. Faubert, Perspectives internationales sur la santé : une comparaison des soins primaires au Canada, en Allemagne et aux Pays-Bas, IEDM, Cahier de recherche, octobre 2024, p. 10-11.
- URPS médecins libéraux Ile-de-France, Mon exercice, Exercer dans un établissement privé, 29 août 2023.
- Baccus Barua, « How France embraces the private sector to deliver universal health care », Institut Fraser, 14 mars 2016; Jean-Luc Boujon, « Santé: qu’est-ce qu’un “centre médical de soins immédiats”, destiné à désengorger les urgences? », Europe 1, 28 décembre 2023.
- Emmanuelle B. Faubert, « Soins de santé à but non lucratif : s’inspirer de l’Europe », IEDM, Note économique, août 2024, p. 2.
- Maria Lily Shaw et Emmanuelle B. Faubert, Les conditions gagnantes pour les mini-hôpitaux, IEDM, Cahier de recherche, juin 2023, p. 23.
- Yanick Labrie, Pour un système de santé universel et efficace : Six propositions de réforme, IEDM, Cahier de recherche, mars 2014, p. 35.
- Terence Chai Cheng et al., « An Empirical Analysis of Public and Private Medical Practice in Australia », Health Policy, vol. 111, no 1, juin 2013, p. 47-48.
- Karolina Socha et Mickael Bech, « Dual practitioners are as engaged in their primary job as their senior colleagues », Danish Medical Journal, vol. 59, no 2, 2012, p. 5.
- Collège des médecins du Québec, op. cit., note 2, p. 5.