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Relancer le secteur énergétique canadien − Innover pour retrouver l’esprit du coureur des bois

Note économique soutenant que la mise en valeur des ressources est essentielle pour les Canadiens d’aujourd’hui et qu’elle devrait être reconnue comme telle

Notre analyse et nos conclusions mettent en lumière la simplicité du plan de relance du secteur canadien de l’énergie. La quasi-totalité des percées et des avancées sont le fait d’individus ou d’entreprises qui étaient confrontés à un problème immédiat ou à des contraintes nécessitant une nouvelle approche. La question est de bien définir le rôle du gouvernement.

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Cette Note économique a été préparée par Andrew Pickford, chercheur associé à l’IEDM. La Collection Énergie de l’IEDM vise à examiner l’impact économique du développement des diverses sources d’énergie et à réfuter les mythes et les propositions irréalistes qui concernent ce champ d’activité important.

Depuis le premier jour où les humains ont foulé le sol de ce qui est aujourd’hui le Canada, ils ont été confrontés au problème bien réel de se protéger du froid en hiver et de s’approvisionner en nourriture pour assurer leur subsistance. À ces fins, de nouvelles technologies ont été développées, et d’autres ont été adaptées aux conditions locales, par le biais d’approches novatrices. Ainsi, le développement puis l’exportation de marchandises, y compris l’énergie, ont contribué à l’amélioration des conditions de vie et à la prospérité de générations de migrants. L’énergie fait donc partie intégrante de l’économie canadienne depuis fort longtemps. Comme l’a récemment fait remarquer l’ancien gouverneur de la Banque du Canada, David Dodge, « les combustibles fossiles et les autres ressources ont maintenu l’économie à flot, particulièrement au cours de la récession de 2008-2009 »(1). Mais alors, pourquoi minimiser et parfois même dénigrer la tradition canadienne en matière d’innovation et de développement énergétique?

Pour beaucoup, l’héritage de la pêche, du trappage, de l’agriculture et des marchandises est une véritable source d’embarras(2). Ces activités font partie de la « vieille économie », des vestiges aussi gênants que désuets. Certains font référence au piège ou à la dépendance des produits de base(3). Des leaders d’opinion contemporains tendent parfois à mépriser le secteur des ressources naturelles, et c’est aussi le cas d’une certaine tranche de la population. Pourtant, nous devrions être fiers de ce secteur qui a tant contribué à la croissance économique du Canada.

Célébrer la tradition canadienne en matière d’innovation énergétique

Cet article présente une perspective différente, soutenant que la mise en valeur des ressources est essentielle pour les Canadiens d’aujourd’hui et devrait être reconnue comme faisant partie intégrante de l’identité nationale. Il est également impératif de promouvoir activement l’esprit entrepreneurial et l’ingéniosité du peuple canadien en tant que facteurs déterminants en matière d’innovation et de progrès dans le secteur de l’énergie.

Inspirons-nous des coureurs des bois qui parcouraient ce qui était alors la Nouvelle-France pour y faire la traite des fourrures. Ces entrepreneurs indépendants ont contourné les voies officielles et les frontières prédéfinies pour s’enfoncer plus profondément dans la forêt pour y faire de la traite(4). À l’instar des inventeurs au fil de l’histoire, ils ont évolué plus rapidement que l’État et ont réussi sans être contraints par les structures en place. Ils ont appris les langues autochtones et adopté leurs vêtements tout en s’inspirant des technologies européennes, ouvrant ainsi la voie à de nouvelles possibilités. Ils ont relevé les défis locaux en créant des solutions locales. Bien qu’il soit facile de porter un regard critique sur leurs méthodes et approches depuis le confort de 2021, les coureurs des bois étaient à l’image de leur époque. Ils travaillaient souvent très fort dans des régions sauvages isolées, espérant améliorer les conditions de vie des générations suivantes.

De la même manière, presque toutes les innovations énergétiques canadiennes ont vu le jour indépendamment d’Ottawa et des institutions établies. Le présent article recense ces percées par le biais d’une base de données sur l’innovation énergétique au Canada(5). L’esprit du coureur des bois se retrouve chez Abraham Gesner, l’inventeur du kérosène, chez Thomas Ahearn qui a construit la première centrale hydroélectrique canadienne, et chez tous ceux qui travaillent aujourd’hui à la production d’hydrocarbures dans l’Ouest canadien. Ces entrepreneurs, innovateurs et inventeurs mettent au point de nouvelles formes d’énergie de plus en plus propres, économiques et durables. Sans parler de la création d’emplois, des revenus d’exportation et, surtout, de l’amélioration continue du niveau de vie.

Il est fort probable que nos grands-parents aient tous eu un jour ou l’autre à couper, corder et brûler du bois de chauffage en hiver. Bien que moins écologique que l’énergie hydroélectrique, une utilisation massive de cette source d’énergie était indispensable pour se tenir au chaud. Or, la production et la consommation de quantités toujours plus importantes d’énergie n’ont pas toujours été perçues de manière négative, bien au contraire. Les Canadiens, autochtones ou non, ont longtemps considéré leur pays comme un « réservoir illimité de ressources naturelles »(6). Dès 1800, ils consommaient environ six fois plus d’énergie par habitant que les Anglais et les Gallois(7), et pour cause. Les historiens Unger et Thistle estiment en ce sens que les besoins énergétiques plus importants des Canadiens sont attribuables à leur environnement plus froid et moins ensoleillé(8).

Mais pourquoi le peuple canadien a-t-il tourné le dos à ce riche passé? On distingue deux raisons importantes, l’une à court terme et l’autre à long terme. Le motif à court terme relève de la COVID-19 et de la décimation temporaire de la demande en matière d’énergie et de marchandises, à l’exception du bois d’œuvre(9). À plus long terme, il s’agit de l’absence de consensus sur la question de l’utilisation de l’énergie et de l’immobilisme politique dans les dossiers de l’énergie et du climat.

Ces deux motifs ont pour effet de dissuader l’investissement de capitaux au Canada, à tel point que des entreprises canadiennes spécialisées dans l’exportation d’énergie se relocalisent dans des pays plus favorables à leurs activités(10). Cette perte de capitaux d’investissement se traduit non seulement par une diminution des emplois disponibles, mais également par une érosion de la masse critique de spécialistes techniques, d’ingénieurs, de concepteurs et de chercheurs. Le recul d’une partie du secteur de l’énergie se répercute sur l’ensemble de celui-ci. En d’autres termes, la disparition des investissements dans les sables bitumineux de l’Alberta freine les avancées en matière d’hydroélectricité et le déploiement de l’énergie solaire et éolienne, tout comme la création de nouvelles technologies énergétiques propres encore inconnues.

COVID-19 : décimation de la demande et immobilisme politique

Les répercussions des perturbations de la demande liées à la COVID-19 ont été considérables. Pendant une courte période, les prix du brut sont devenus négatifs par rapport aux principaux indices de référence américains et le pétrole a chuté de 70 % au cours des quatre premiers mois de 2020(11). Au Canada, la production de pétrole brut a enregistré une baisse de 20 % au cours du premier semestre de 2020 (voir la Figure 1)(12). Ce recul s’est répercuté sur les décisions relatives à la production future et les dépenses d’investissement dans le secteur pétrolier et gazier canadien ont chuté de 54 % au cours du deuxième trimestre de l’année(13). Bien que le West Texas Intermediate, une norme mondiale de référence pour la fixation du prix du brut, se négocie à quelque 40 $ US depuis le milieu de 2020(14), le Western Canadian Select se négocie nettement en deçà en raison du rabais lié au manque de capacité des pipelines. Faute d’options de pipelines pour transporter d’importants volumes de pétrole ou de gaz vers les marchés de la région indopacifique, les rabais seront pris en compte par les investisseurs et auront une incidence sur la rentabilité des projets prévus. Si la reprise mondiale ne se déroule pas comme prévu, ou si les vagues ultérieures limitent les plans de réouverture, les prix du pétrole pourraient reculer davantage. Les décisions en matière de politiques prises par l’administration Biden aux États-Unis au début de 2021 dénotent une approche plus restrictive à l’égard des combustibles fossiles, alors que nous assistons à une reprise de la demande des marchés émergents (et à une croissance de celle-ci). Ainsi, les perspectives demeurent fort incertaines. Toutefois, il ne s’agit pas nécessairement de la fin du secteur énergétique canadien qui n’en est pas à sa première crise. La vitesse à laquelle il peut se restructurer et se réorganiser dépasse celle de bien d’autres secteurs.

Le secteur de l’énergie est également confronté à un autre enjeu de taille, à savoir l’absence de consensus quant à l’extraction et à l’utilisation de l’énergie. Cette réalité se manifeste dans bon nombre de débats, notamment au sujet des politiques climatiques. Le rôle de l’énergie au sein de la société est désormais source de désaccords fondamentaux et de confusion(15). À un tel point que l’on envisage même de limiter la consommation d’une source d’énergie hypothétique qui est 100 % renouvelable (et sans empreinte carbone) et un débat a déjà été entamé sur la question(16). Cela pourrait s’expliquer par l’évolution de notre rapport avec l’énergie. Alors que de nombreux Canadiens plus âgés auront connu la tâche répétitive de corder le bois pour l’hiver, notre rapport à la production d’énergie se limite désormais à notre facture mensuelle de chauffage.

Si l’urbanisation y est pour quelque chose, on peut également en attribuer la responsabilité à l’idéologie postmoderne qui imprègne les institutions universitaires et qui s’infiltre maintenant dans bien d’autres institutions publiques et privées(17). Bien que le postmodernisme soit une notion vague et difficile à définir, les partisans de ce courant de pensée ont tendance à rejeter les vérités établies ou le principe même de la vérité. Ils rejettent également la conception du monde centrée autour de la personne(18). Sans système de croyances de base, ou même sans accepter que l’enrichissement et le confort de la personne sont des objectifs souhaitables, la consommation d’énergie peut être remise en question. Si l’on y ajoute les pires aspects de l’environnementalisme radical, la satisfaction des besoins des individus sera sacrifiée au profit d’autres objectifs abstraits(19).

Une autre particularité de l’utilisation de l’énergie et des ressources au Canada concerne les débats relatifs au développement de grands projets. Bien qu’elle puisse être motivée par des convictions culturelles ou personnelles plus profondes, l’opposition à de tels projets est particulièrement présente depuis le début du XXIe siècle. D’un point de vue externe, il est remarquable de constater le nombre actuel de discussions portant sur les ressources naturelles et les marchandises canadiennes, surtout lorsqu’elles sont destinées à l’exportation, qui sont dominées par des questions de procédure et d’administration. Les besoins, les préférences, les aspirations et les attentes des consommateurs sont rarement abordés dans les discussions. Le Canada agit comme si aucune contrainte ou limitation n’était imposée à l’exportation des marchandises, laquelle pourrait donc se dérouler en fonction d’un échéancier qui se prête à un processus décisionnel d’une lenteur qui se mesure en années ou en décennies. Si tel était le cas, le Canada pourrait choisir quand et comment il souhaite se développer et le reste du monde attendrait patiemment. Or, quiconque œuvre dans le secteur mondial des marchandises a bien conscience que les conditions évoluent. 2020 a été marquée par une demande pour le lithium et le graphite plus forte que par le passé(20). La demande pour l’amiante était en baisse(21). De la même manière, la Colombie-Britannique réalise maintenant que la demande mondiale pour le gaz naturel est cyclique. Les marchés mondiaux des marchandises n’attendront pas le Canada(22).

La confusion au sujet de la consommation, de l’utilisation et de l’exportation de l’énergie tend à se manifester lors des débats sur les changements climatiques et autour de la notion plutôt floue et changeante de durabilité. Au Canada, cela a donné lieu à des débats politiques passionnés et à des rivalités électorales. Certes, ce phénomène a une dimension régionale, mais il existe également des débats au sein des provinces ainsi que des divergences de position entre les partis politiques fédéraux et entre les gouvernements fédéral et provinciaux(23).

Étant donné que le Canada est en concurrence pour les capitaux, les répercussions étaient prévisibles. En raison du cadre réglementaire incertain, les investissements dans l’ensemble de l’industrie énergétique canadienne sont en baisse. L’adoption du projet de loi C-69 ainsi que celle d’autres mesures du gouvernement Trudeau pourraient être qualifiées de « frénésie politique ». Bien que certains aient prétendu à une meilleure clarté, il s’agit plutôt d’une continuation de la paralysie et de la confusion, mais par le biais d’un processus institutionnel. Cette paralysie politique est le résultat d’une incapacité à parvenir à une résolution ou à un consensus. Les lois, les commentaires et les règlements n’ont apporté aucune clarification quant à savoir si le gouvernement fédéral est pour ou contre la production d’énergie. Des processus d’approbation longs (et changeants) et les options d’appel ont plutôt abouti à des résultats prévisibles. Tous les secteurs ont subi une compression des dépenses, mais plus manifestement dans le secteur des sables bitumineux ces dernières années(24). Les investissements dans les marchés énergétiques canadiens sont effectivement en baisse depuis 2014 et l’extraction de pétrole et de gaz, ainsi que les dépenses consacrées aux sables bitumineux ont également diminué(25). La production s’en est ressentie. Par exemple, de 2000 à 2017, la production canadienne de gaz naturel a chuté de 13 %, alors que la production mondiale a augmenté de 51 % en moyenne (voir la Figure 2)(26). De ce fait, les possibilités d’emploi ont été restreintes. Le Canada a créé 1610 emplois dans le secteur pétrolier et gazier entre 2009 et 2018, contre 95 000 aux États-Unis au cours de la même période (voir la Figure 3)(27). Certes, l’immobilisme politique dans les dossiers relatifs à l’énergie et au climat peut être perçu comme une victoire par les groupes environnementaux radicaux, mais les conséquences négatives sur la qualité de vie des Canadiens sont considérables. Ainsi, ces victoires sont très chèrement acquises. Nonobstant, le pétrole et surtout le gaz naturel continueront de constituer une part importante de l’offre pendant encore des décennies. Les transitions énergétiques ne se font jamais du jour au lendemain.

Un exemple révélateur d’occasions manquées concerne le secteur canadien du gaz naturel liquéfié (GNL)(28). En effet, les ventes internationales de gaz naturel non liquéfié par gazoduc à destination des États-Unis ont connu un succès considérable(29). Le GNL diffère principalement par le fait que le gaz est refroidi et expédié sous forme liquide, souvent par voie maritime, plutôt que d’être acheminé par gazoduc. Compte tenu de la révolution du gaz de schiste et de l’attrait décroissant des marchés gaziers américains, le GNL n’est qu’un mécanisme supplémentaire pour déplacer les molécules de gaz qui, en théorie, semble parfaitement adapté au Canada.

À la fin des années 1970, ni l’Australie ni le Canada ne disposaient d’un secteur du GNL. Confronté à une demande énergétique croissante et à la rareté des ressources naturelles, le Japon a envisagé ses options pour des accords d’approvisionnement majeurs en GNL. Au début des années 1980, des promoteurs d’Australie occidentale, soutenus par leur premier ministre, ont entrepris des démarches pour conclure un accord avec Tokyo. L’Australie a finalement obtenu gain de cause et a livré sa première cargaison de GNL en 1989(30). Au début des années 2010, plus de 200 milliards de dollars américains ont été investis dans le GNL(31) et, en 2019, l’Australie était le deuxième exportateur mondial de GNL, avec plus de 50 milliards de dollars australiens en revenus d’exportation annuellement(32). Les activités canadiennes dans le secteur du GNL ont démarré tardivement, mais quelle pourrait être l’ampleur du secteur s’il avait démarré dans les années 1980?

En plus de générer des emplois, des redevances et des recettes d’exportation considérables, la croissance de la demande pour le GNL s’est produite en grande partie dans des pays où le gaz remplace le charbon(33). En juillet 2019, Shell a livré la première cargaison de GNL neutre en carbone provenant de Gladstone à Queensland, en Australie, à Tokyo Gas au Japon(34). Le secteur australien du GNL a également joué un rôle majeur dans les efforts déployés pour créer un secteur d’exportation de l’hydrogène qui permettrait des exportations massives d’énergie à faible ou à zéro émission de carbone. Ces nouvelles industries, et les exportations potentiellement sans émission de carbone, ne sont possibles que grâce à l’importance du secteur australien du GNL.

L’exemple du GNL ne remet pas en question la réputation du secteur énergétique canadien, mais illustre simplement le fait que la production de GNL pourrait atteindre une importance comparable aux exportations nettes actuelles de gaz naturel par gazoduc, soit plus de 50 milliards de mètres cubes par année(35). La relance du secteur énergétique canadien requiert un virage technique en matière de politiques, mais surtout, un changement de mentalité.

Comment relancer le secteur?

La crise de la COVID-19 combinée à l’immobilisme politique invitent à la réflexion sur le rôle de l’énergie dans la vie des Canadiens et sur le plan économique en général. Il convient à cette fin de se pencher sur l’histoire de l’énergie au Canada, marquée par l’innovation, la capacité d’adaptation et l’amélioration des conditions de vie, et de s’en inspirer. Le secteur de l’énergie est porteur de la tradition du coureur des bois, laquelle contribue à expliquer la prospérité du Canada d’aujourd’hui. Grâce à ces réflexions, il est possible de préparer la nation à une relance exhaustive du secteur de l’énergie.

L’histoire abonde en exemples concrets de la manière dont des Canadiens innovants sont parvenus à résoudre divers problèmes, contribuant ainsi à changer le monde. Nous nous appuyons sur le travail pionnier de Harold Innis et sa théorie des principales ressources, tout en présentant un exposé progressif et positif sur la manière dont les Canadiens ont conquis un climat hostile et ont amélioré l’extraction, l’utilisation et l’exportation des ressources. Le fait que le Canada continue d’exporter des marchandises, bien que la fourrure ne soit plus la priorité, est une question qui préoccupe les adeptes d’Innis. Les principales ressources sont intrinsèquement nécessaires aux autres nations. Il y a donc lieu de reconnaître les efforts déployés par le Canada pour améliorer son efficacité et sa rentabilité par rapport aux autres nations. Une production efficace de marchandises contribue non seulement à améliorer les conditions locales, mais aussi à enrichir la nation grâce aux revenus d’exportation. Pour que les Canadiens puissent relever les défis posés par les changements climatiques, la politique partisane et la stagnation du niveau de vie, ils doivent s’inspirer de la riche histoire de la nation en matière d’innovation afin de trouver des solutions aux enjeux liés à l’énergie. Il s’agit là d’une relance dans la mesure où le secteur existant peut reprendre son essor. Il ne s’agit donc pas d’un changement, mais bien d’un retour à la normale.

L’urgence économique provoquée par la COVID-19 ouvre la voie à cette relance en offrant des terrains d’entente potentiels entre les camps opposés. Un tel bipartisme a été observé en Australie dans le sillage des perturbations liées à la COVID-19. Devant la nécessité d’investir et de stimuler l’activité économique, les adversaires traditionnels – les syndicats, l’industrie, les fabricants et les fonds d’infrastructure – ont fait des compromis et ont trouvé un terrain d’entente pour faciliter l’investissement dans le gaz(36). Les clivages du passé n’ont pas besoin de se perpétuer.

Les politiciens canadiens ne doivent pas forcément détenir toutes les réponses pour mettre fin à cette impasse partisane. Différentes approches peuvent être adoptées par l’industrie, les syndicats, les régions et les travailleurs ayant un intérêt direct dans la formation d’un nouveau consensus.

Outre la nécessité de trouver un consensus pour mettre fin à la partisanerie et à l’impasse politique, il faut déployer tous les efforts nécessaires pour accroître radicalement la productivité et intensifier les innovations. Ottawa pourrait être tentée de s’impliquer activement dans le secteur de l’énergie. Il suffit plutôt aux décideurs politiques canadiens de créer un cadre qui favorise l’innovation. L’ouvrage de Matt Ridley intitulé How Innovation Works présente en détail l’évolution de l’énergie, qui résulte d’un processus d’innovation continu au fil des siècles. L’histoire de l’innovation et de l’adaptation est riche et pertinente pour la présente analyse. Ridley définit l’innovation comme un processus graduel. Il démontre que les innovations sont fréquemment fortuites, obtenues au terme d’essais et d’erreurs et qu’elles sont souvent le résultat de percées simultanées par plusieurs personnes. Le processus d’innovation se caractérise généralement par le perfectionnement progressif d’un produit coûteux et peu pratique en un produit abordable et utile(37).

Comprendre la nature organique de l’innovation est essentiel pour le secteur énergétique canadien. L’innovation peut à la fois résoudre des problèmes et créer de nouvelles technologies, souvent en même temps. Dans la mesure où le Canada souhaite continuer à améliorer son niveau de vie et à réduire son empreinte écologique, de nouvelles technologies sont nécessaires. Ces nouvelles technologies sont appelées à offrir des solutions aux problèmes énergétiques et constitueront le moyen le plus rapide de développer un secteur énergétique propre et à grande échelle.

L’utilisation croissante du terme « innovation » par les gouvernements a entraîné une distorsion de sa signification. Rares sont ceux qui définissent l’innovation comme le fait Ridley. Alors que les gouvernements utilisent de plus en plus le terme, le concept d’innovation liée à la bureaucratie est pour ainsi dire impossible. Au sein du gouvernement, le fait que l’on ne tolère pas l’approche par essais et erreurs, et de manière plus générale l’échec, contribue à entraver l’innovation dans la sphère publique(38).

Les gouvernements ne disposent généralement pas d’une marge de manœuvre suffisante pour permettre l’innovation. Il s’agit plutôt de mettre en place un cadre favorable à l’innovation pour les individus, les organismes scientifiques et les organisations. Les gouvernements centralisés peuvent créer des systèmes et des installations énergétiques à grande échelle. Toutefois, il apparaît qu’ils le font rarement de manière efficace et qu’ils privilégient les technologies énergétiques existantes(39). Le secteur privé peut se déployer plus rapidement grâce à des solutions locales et ne dépend pas des technologies existantes. Imaginez le temps qu’il faudrait à une société d’État pour créer et déployer les technologies de consommation que Tesla propose.

Avant de procéder à l’analyse des innovations historiques dans le secteur énergétique, il est aussi nécessaire de repositionner l’individu au centre des discours de politique publique. Dans son dernier livre, Gardeners vs. Designers: Understanding the Great Fault Line in Canadian Politics, Brian Lee Crowley se penche sur cette question. Il décrit comment le Canada a lentement et progressivement évolué vers une société qui fait l’envie du monde entier. Crowley explique que le Canada n’est pas un problème à résoudre, mais qu’il bénéficie plutôt d’un riche héritage que l’on peut mettre à profit et que l’on doit prudemment et progressivement adapter à de nouvelles idées et expériences. Il tire une conclusion essentielle, que la plupart des politiciens et des bureaucrates ont du mal à saisir, à savoir que le Canada n’a pas été bâti par la force de décisions imposées par les dirigeants, mais bien par la volonté du peuple. Cet héritage historique appartient aux Canadiens, et leurs innovations énergétiques, au fil des siècles, racontent l’histoire du Canada(40).

​Base de données sur l’innovation énergétique au Canada

En l’absence d’une documentation ou d’une compilation complète des innovations énergétiques de ce qui est aujourd’hui le Canada, nous avons créé une base de données pour recenser et répertorier les principales avancées. La base de données sur l’innovation énergétique au Canada n’est en aucun cas exhaustive, mais elle constitue néanmoins la première publication de ce genre sur l’histoire énergétique du pays. Grâce à cette base de données, créée spécifiquement pour le présent projet, un tableau se dessine de la manière dont les individus, les tribus et les entreprises ont innové et apporté des solutions et des services énergétiques qui ont enrichi la vie des Canadiens.

Nombre de technologies et de développements que les Canadiens considèrent comme acquis sont le fruit accidentel d’essais et d’erreurs. Ces technologies ont contribué à l’amélioration du niveau de vie dans le pays. Les nouvelles technologies ont été rapidement partagées, améliorées et déployées dans les régions, les provinces, puis dans l’ensemble du pays. Dans certains cas, ces technologies ont été déployées à l’échelle mondiale.

En tirant parti des technologies existantes, les Canadiens les ont adaptées à leur climat rigoureux. La liberté de commerce et le partage des idées ont été des éléments déterminants du succès de l’innovation. Par ailleurs, la capacité du Canada à attirer des migrants qualifiés ainsi que les idées et les perspectives dont ils sont porteurs ont largement bénéficié aux Canadiens au fil des siècles. Il s’agit là aussi d’un élément clé de l’innovation.

L’histoire de l’énergie au Canada est marquée par la flexibilité et la volonté de réaffecter les anciennes technologies, qui se traduisent souvent par l’adaptation de technologies apparemment obsolètes à une utilisation moderne, ainsi que par la prévisibilité des cadres réglementaires qui offre une sécurité aux investisseurs potentiels. L’histoire nous apprend que la stabilité attire souvent les investissements.

Au fil de l’histoire du Canada, la construction et le déploiement des infrastructures du secteur de l’énergie ont été largement limités par la disponibilité des capitaux et la géographie. Ce n’est qu’au cours du XXe siècle que cette question est devenue controversée. La base de données présente une variété de ces projets essentiels. Il suffit de penser au gazoduc de 1957 reliant la Colombie-Britannique au marché américain, à la voie maritime du Saint-Laurent connectant les Grands Lacs à l’océan Atlantique et aux lignes de transport d’électricité à haute tension à 735 kilovolts au Québec(41). Il est peu probable que l’un de ces projets ait été approuvé en 2021. Pourtant, ils contribuent tous encore à réduire l’intensité carbonique du réseau électrique nord-américain.

Le cas des lignes à haute tension de 735 kilovolts illustre bien la capacité du Canada à être un chef de file dans le domaine du transport massif d’électricité. Au XXIe siècle, l’énergie pourrait être de plus en plus transportée sous forme d’hydrogène ou bien combinée avec d’autres molécules. La Chine est aujourd’hui le leader de la transmission à haute tension(42). De telles technologies donnent à la Chine la capacité d’intégrer des quantités toujours plus importantes d’énergie renouvelable et de les acheminer vers les centres de consommation. Le développement du secteur de l’énergie canadien pourrait donner lieu à ce type d’avancées, susceptibles de contribuer à réduire davantage l’intensité carbonique et de fournir une énergie plus propre aux pays asiatiques en forte croissance.

La déréglementation est une source constante d’innovation, d’investissement et de concurrence. Ses avantages sont bien documentés et les Canadiens en ont tiré parti par le passé(43). Elle aura donc un rôle important à jouer pour assurer la prospérité future du Canada.

La base de données sur l’innovation énergétique au Canada met en lumière le fait que l’innovation est une activité continue, et non un résultat en soi. Les transitions énergétiques sont rarement imposées par dictat, par une administration centrale ou pour des motifs idéologiques. Elles sont plutôt le fait d’individus qui cherchent à résoudre un problème en s’appuyant sur le travail des autres. Un système qui favorise, encourage et facilite l’innovation permettra la création d’un bien plus grand nombre de solutions énergétiques que si l’on essayait de les concevoir au sein d’un organisme gouvernemental.

Pendant la Seconde Guerre mondiale et la guerre froide(44), les gouvernements ont fait exception à la règle qui veut que le secteur privé soit le seul moteur du changement dans le secteur de l’énergie en procédant à une transformation radicale de la capacité de production et de l’infrastructure. Cette rapidité d’action peut s’expliquer par l’urgence du moment pour l’expansion industrielle de l’énergie et des infrastructures à l’échelle du continent. Cela démontre bien que les gouvernements sont capables de faire disparaître les obstacles et les restrictions en matière d’énergie et d’infrastructures lorsque la situation l’exige.

Un plan de relance pour le secteur canadien de l’énergie

Notre analyse et nos conclusions mettent en lumière la simplicité du plan de relance du secteur canadien de l’énergie. La quasi-totalité des percées et des avancées sont le fait d’individus ou d’entreprises qui étaient confrontés à un problème immédiat ou à des contraintes nécessitant une nouvelle approche. La question est de bien définir le rôle du gouvernement.

Idéalement, les gouvernements fédéral et provinciaux devraient laisser la place à un processus d’essais et d’erreurs en matière de nouvelles solutions énergétiques. À cette fin, une plus grande tolérance est nécessaire quant aux résultats et au rendement, lesquels deviendront meilleurs à long terme. Un autre élément essentiel à considérer est la réduction des délais d’approbation pour les nouveaux projets et développements d’envergure. Le Canada a déjà raté la première vague d’investissement dans le GNL, et même la seconde. Il s’agit là de faire en sorte que le Canada devienne un leader en matière de nouvelles technologies propres comme l’hydrogène, notamment.

Pour ce qui est de l’approvisionnement en électricité, la dominance des sociétés d’État semble avoir évincé une génération d’inventeurs. La structure et la propriété de ces sociétés ne font pas l’objet du présent article, néanmoins, à quel point les formalités administratives nuiraient-elles à Abraham Gesner ou à Thomas Ahearn s’ils voulaient aujourd’hui raccorder un nouveau service au réseau?

La prochaine percée en matière de technologie énergétique pourrait bien provenir des régions éloignées de Terre-Neuve, de l’Alberta rurale ou de l’ancienne ville industrielle de Trois-Rivières. Au-delà des discours sur les futures sources d’énergie, les gouvernements fédéral et provinciaux leur donneront-ils la marge de manœuvre nécessaire pour tester et expérimenter, ou les inventeurs devront-ils baisser les bras ou encore se tourner vers des instances plus intéressées au sud de la frontière? Le choix est sans équivoque. Et les coureurs des bois sont la preuve même des nombreuses possibilités offertes en sol canadien.

Références

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  5. Présenté en annexe.
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  8. Idem.
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  24. Steven Globerman et Joel Emes, « Investment in the Canadian and U.S. Oil and Gas Sectors: A Tale of Diverging Fortunes », Fraser Institute, 2019, p. 8-9.
  25. Idem.
  26. Mark Milke et Lennie Kaplan, « Missing Out: Natural Gas and Canada’s exports − A worldwide snapshot, 2000 to 2017 », Canadian Energy Centre, 31 mai 2020, p. 1.
  27. Mark Milke et Lennie Kaplan, « Comparing U.S. and Canada on oil and gas jobs: 2009 to 2018 », Canadian Energy Centre, 17 avril 2020, p. 1.
  28. The Canadian Press, « Energy analysts warn of lost opportunities for Canada’s oil and gas producers », The Star, 27 septembre 2019.
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  38. Magdalena Kuenkel, « How to make innovation in government the new normal », Centre for Public Impact, 24 novembre 2017.
  39. Les tarifs exigés par les entreprises publiques ne sont généralement pas étroitement liés au coût marginal. Les entreprises publiques choisissent plutôt de proposer l’offre la plus adaptée aux objectifs de redistribution des politiciens et aux aptitudes de recherche de rente de leurs employés. Peter Hartley et Chris Trengove, « Who Benefits from Public Utilities? », Economic Record, juin 1986, p. 163-179.
  40. Macdonald-Laurier Institute, « New Book by MLI Managing Director Dr. Brian Lee Crowley: Gardeners vs. Designers – Understanding the Great Fault Line in Canadian Politics », 23 septembre 2020.
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