Textes d'opinion

Mots et maux du dirigisme

Il y a plusieurs années déjà, le brillant journaliste québécois Antoine Robitaille tenait un carnet intitulé Mots et maux de la politique. Il y cataloguait certains des lapsus les plus croustillants à sortir de la bouche des politiciens de la province, afin de nous offrir quelque chose d’à la fois comique et grinçant, voire tragique. Si je lui emprunte l’expression, c’est bel et bien parce que les grandes ambitions du gouvernement actuel, claironnées en campagne électorale, risquent de se déployer devant nous jusqu’à tourner en cirque tragi-comique.

Un certain nombre de commentateurs de la scène politique fédérale ont commencé, au cours des dernières semaines, à s’interroger sur le modus operandi du gouvernement libéral, alors qu’il s’apprête à entamer la dixième année de son règne. Certains vont même jusqu’à accuser le premier ministre de velléités de planification centralisée, mais il semble plus juste de puiser dans le registre de la politique française afin de mieux comprendre ses ambitions. Nous risquons plutôt d’avoir affaire à une nouvelle forme de dirigisme importé de la France puis du Québec, le tout sur une toile de fond dégoulinante de patriotisme.

L’approche française du dirigisme économique a connu son paroxysme entre 1945 et 1970, durant la période de reconstruction qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale. Le plan Monnet, présenté en 1946, conférait à l’État le rôle de stratège chargé d’orienter les grands secteurs industriels. Six piliers furent ainsi choisis : le charbon, l’électricité, l’acier, le ciment, le transport ferroviaire et le machinisme agricole. Nous y reviendrons.

Au moment où le dirigisme prenait son envol dans l’Hexagone, le Québec jetait les bases de ce qui allait devenir le « Québec Inc. », un modèle économique développé avec le soutien actif de l’État. Il est intéressant de souligner que l’entourage immédiat du premier ministre Mark Carney fait une large place à une certaine élite politique montréalaise bien familière avec les rouages du Québec Inc. : ses secteurs d’activité déclarés stratégiques par l’État et ses joueurs sacrés « champions » à grands coups de subventions.

Vous voyez, une approche dirigiste est facile à vendre : certains secteurs représentent tout simplement l’avenir, et nous ne pouvons pas nous permettre de rater une telle opportunité. Et comme cette approche se déploie à grand renfort de séances photo, de chèques géants et de coupes de ruban par des élus, on peut en vanter les résultats avant même qu’ils ne se soient concrétisés.

Les maux du dirigisme sont clairs : du gaspillage de fonds publics et une redirection des capitaux, publics comme privés, vers des initiatives qui excitent les politiciens et l’opinion publique, mais qui sont plus souvent qu’autrement vouées à des échecs cuisants.

On pensera à des succès relatifs comme l’industrie aérospatiale, certes, mais aussi à des initiatives comme le Plan Nord (surnommé le Plan Mort), la Cité du commerce électronique, la Gaspésia ou, tout récemment, Northvolt, qui devait être le vaisseau amiral de la filière batterie québécoise. L’énumération pourrait être longue. Il y a tout un chapelet d’initiatives gouvernementales où l’argent du contribuable a été sacrifié sur l’autel de la politique industrielle soi-disant éclairée de nos leaders politiques.

Les maux du dirigisme sont clairs : du gaspillage de fonds publics et une redirection des capitaux, publics comme privés, vers des initiatives qui excitent les politiciens et l’opinion publique, mais qui sont plus souvent qu’autrement vouées à des échecs cuisants.

Mais ce n’est pas tout. Dans un pamphlet signé en 1850 et qui demeure d’actualité, le Français Frédéric Bastiat nous mettait en garde : il y a ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas. Les mirages mis de l’avant par nos politiciens relèvent du tape-à-l’œil et existent pour être ancrés dans la rétine. Mais, pour paraphraser un autre Français – Saint-Exupéry cette fois – l’essentiel est souvent invisible pour les yeux.

Un planificateur central, aussi brillant soit-il, ne peut pas tout savoir ni tout prédire. À titre d’exemple, le plan Monnet n’a pas su anticiper que le charbon serait rapidement supplanté par le pétrole, rendant les investissements effectués aussi futiles que ruineux. Tant ce secteur que celui de l’acier se sont effondrés, mais pas avant que des sommes importantes ne soient englouties pour tenter de les ressusciter. Et c’est sans compter les rigidités inhérentes à une approche dirigiste, qui freinent inexorablement le progrès et l’adaptation, véritables points d’ancrage de nos systèmes capitalistes.

Puis, il y a les mots. Le gouvernement libéral parle déjà comme un gouvernement aux visées dirigistes bien définies. En point de presse, le premier ministre Carney insistait sur l’importance des politiques industrielles. On sait également qu’il souhaite sélectionner des projets d’intérêt national selon l’humeur du moment, plutôt qu’en fonction de critères objectifs qui s’appliqueraient à tous.

Même la solution proposée à la crise du logement suinte le Ottawa Knows Best, avec la création d’une société d’État chargée de financer la construction du type d’habitation choisi par le gouvernement fédéral… et ce, par l’industrie du préfabriqué. Après tout, le gouvernement nous dit que c’est l’avenir.

Et comment ferons-nous cela? En dépensant moins, mais aussi en dépensant plus. En effet, La Presse titrait récemment que le prochain budget serait marqué par l’austérité et les investissements. Aussi bien dire le noir et le blanc, le chaud et le froid, tout et son contraire, quoi! Si, comme moi, vous en perdez votre latin, vous pouvez attendre le dépôt du plan budgétaire pour l’audi alteram partem, ou bien tout de suite décoder ceci : il y aura de juteuses subventions consenties à des entreprises et des secteurs choisis par l’État.

En un seul mot : il y aura du dirigisme.

Daniel Dufort est président et directeur général de l’IEDM. Il signe ce texte à titre personnel.

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