L’innovation sans permission: Pour la fin de la présomption de réglementation des télécommunications
Cahier de recherche invitant le CRTC à révoquer de façon proactive l’exemption des télécommunications et ainsi réintégrer le secteur dans le régime général de concurrence
La question du prix des forfaits de téléphonie cellulaire au Canada a une fois de plus refait surface récemment, cette fois-ci pendant la campagne électorale. Dans le cadre de ce débat, on oublie trop souvent que le Canada dispose d’une infrastructure de télécommunications de toute première qualité, et ce malgré un cadre réglementaire très contraignant pour les entreprises de ce secteur.
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The CRTC needs to get out of the way (National Post, 31 octobre 2019) |
Points saillants
L’innovation produit de vastes bienfaits pour l’ensemble la société. Bien que cela perturbe les marchés et renverse les modèles établis, la règle la plus efficace socialement est claire : l’innovation devrait être permise par défaut. La réglementation, si elle n’est pas bien élaborée et étroitement circonscrite à son objectif, tend à nuire à l’innovation. Le secteur canadien des télécommunications est assujetti à une réglementation qui va bien au-delà du régime général de concurrence. Ce cahier de recherche invite le CRTC à révoquer de façon proactive l’exemption des télécommunications et à ainsi réintégrer le secteur dans le régime général de concurrence.
Chapitre 1 – Innovation, croissance et réglementation
- La principale source de croissance d’une économie est la découverte de nouvelles approches permettant d’être plus productif tout en utilisant les mêmes ressources ou, en un mot, l’innovation.
- En rendant l’exploitation d’une entreprise ou l’investissement dans une nouvelle technologie plus coûteux, la réglementation retarde les projets ou diminue les chances qu’ils soient entrepris.
- Lorsqu’il a ouvert le marché de la téléphonie locale à la concurrence en 1997, le CRTC a imposé l’« accès de gros obligatoire » aux anciens monopoles téléphoniques, une politique adoptée par un grand nombre de pays pour faciliter la transition d’un environnement monopolistique à un environnement concurrentiel.
- Les politiques qui ont subséquemment servi à introduire une concurrence supplémentaire et artificielle au sein de nouveaux services (comme l’internet à haute vitesse) n’ont pas profité aux consommateurs canadiens d’une manière durable, mettant plutôt les concurrents à l’abri des forces du marché.
- Dans le secteur du sans-fil, les mesures prises au cours des dernières années en vue d’introduire une concurrence artificielle, telles que les mises de côté ou les plafonds de spectres, de même que les règles imposant des obligations d’itinérance et de partage des pylônes, ont aussi empêché une concurrence efficace.
- La Loi sur les télécommunications recommande clairement, depuis 1993 déjà, de s’abstenir de réglementer tant que l’industrie continue de progresser vers la réalisation des objectifs à long terme des politiques publiques.
- L’émergence des entreprises de câblodistribution sur le marché des services de télécommunications a accompli en quelques années ce que la réglementation avait jusque-là été incapable de réaliser : l’avènement d’une concurrence dynamique et fondée sur les installations.
- La décision récente du CRTC de réduire davantage le tarif de gros que les principaux fournisseurs de services internet peuvent imposer à leurs plus petits concurrents, et dont les principaux fournisseurs ont d’ailleurs fait appel, diminuerait davantage les incitations de ceux-ci à investir.
Chapitre 2 – La réglementation par défaut : une mauvaise interprétation des marchés et de la concurrence
- Les consommateurs se déplacent souvent d’un marché à l’autre, comme ce fut le cas lorsque les téléphones cellulaires, considérés à l’origine comme un marché autonome et distinct, sont devenus une solution de rechange intéressante aux monopoles de téléphonie filaire, éliminant ainsi le pouvoir des fournisseurs de réseaux traditionnels sur le marché.
- Même si les marchés fondés sur l’infrastructure ne pouvaient accueillir un trop grand nombre de fournisseurs, cela ne justifierait pas qu’un organisme technocratique se charge lui-même de choisir les gagnants de ces marchés, plutôt que de laisser les entreprises rivaliser sans barrières légales à l’entrée et les consommateurs décider eux-mêmes lesquelles méritent leur clientèle.
- Lorsque les opérateurs mobiles se disputent le bas de la pyramide sur les marchés émergents, leurs concurrents ne sont pas seulement les autres opérateurs mobiles, mais aussi les fournisseurs d’autres biens qui sont en concurrence pour le même revenu disponible.
- Les clients d’un fournisseur de services filaires dans un pays industrialisé ne sont pas captifs du tout, puisque d’autres services (comme les entreprises de diffusion par satellite, les opérateurs mobiles et les câblodistributeurs) existent déjà et qu’ils connaissent une évolution rapide, mais aussi grâce à l’émergence de « troisièmes lieux », comme les cafés qui offrent un accès wi-fi rapide.
- La saga du BlackBerry, conçu par Research in Motion (RIM), illustre bien à quel point les clients peuvent être indomptables : bien que l’évaluation boursière de RIM a atteint 42 milliards de dollars US en 2007, les actions de l’entreprise ont perdu 75 % de leur valeur au cours des cinq années suivantes.
- Le nombre d’opérateurs mobiles et filaires est resté stable au cours des dernières années, mais celui de leurs fournisseurs a fortement diminué. Quelques fabricants d’équipements sont ainsi devenus de gros joueurs, avec un pouvoir de négociation qui s’est considérablement accru.
- Les fabricants d’équipement, les fabricants de terminaux, les fournisseurs de services internet (qu’il s’agisse d’entreprises de sans-fil, filaires ou câblées) et les fournisseurs de contenu appartiennent tous au même écosystème. Ils doivent adapter leurs stratégies en fonction des progrès de chacun, toujours en fonction de ce que le grand public est prêt à payer.
Chapitre 3 – La réintégration du secteur des télécommunications dans le régime général de concurrence
- L’abrogation de la réglementation qui régit spécifiquement le secteur des télécommunications se traduira par une création immédiate de valeur économique, puisque des ressources financières et humaines actuellement consacrées aux questions de conformité seront libérées et rendues disponibles pour une utilisation productive.
- Avec le retrait de la politique de partage obligatoire, les opérateurs de réseaux filaires titulaires et les câblodistributeurs, peu enclins à injecter des fonds supplémentaires qui auraient également profité à leurs concurrents, seront encouragés à investir davantage.
- Les offres commerciales qui ont été interdites par le régulateur même si elles avaient déjà trouvé des clients, comme l’interdiction des données décrétée par le CRTC en 2017, seront vraisemblablement rétablies lorsque cela sera possible.
- Un scénario intéressant serait que les opérateurs de réseaux parviennent enfin à facturer les entreprises de service par contournement (ou OTT, pour « over-the-top »), qui bénéficient grandement des infrastructures sans avoir à en payer le coût.
- La croissance constante de la part des dépenses en ligne effectuées par les Canadiens avec leurs téléphones intelligents fera en sorte que l’intérêt des plateformes en ligne de vente au détail de s’assurer de la qualité et la fiabilité de l’accès sera de plus en plus important.
- La majorité des gens ont plus de facilité à concevoir les résultats attendus d’une réglementation qu’à imaginer les bénéfices qui résulteront de la liberté d’innover, pour la simple raison que ces bénéfices n’existent pas encore et qu’ils doivent donc être inventés. Cela entraîne un biais cognitif en faveur de la règlementation.
- Tant les arguments théoriques que les expériences en matière de politiques publiques montrent que le CRTC doit abroger ses mesures spéciales de réglementation et laisser le secteur se prévaloir du régime général de concurrence afin de profiter des fruits d’une rivalité commerciale sans entraves.
Introduction
Les expériences visant à créer de nouvelles technologies, de nouveaux services et de nouvelles entreprises engendrent des progrès spectaculaires au sein de l’économie moderne. Elles constituent un processus de découverte qui produit de vastes bienfaits pour l’ensemble la société, tout en perturbant les marchés et en renversant les modèles établis. Cela suscite inévitablement la controverse. Mais la règle la plus efficace socialement est claire : l’innovation économique devrait être permise par défaut.
Cette notion « d’innovation sans permission » fait reposer le fardeau de la preuve sur le régulateur potentiel : « À moins qu’il ne soit prouvé de façon convaincante qu’une invention ou qu’un nouveau modèle d’affaires puisse causer un grave préjudice aux individus, l’innovation devrait pouvoir se poursuivre sans relâche et les problèmes, s’ils surviennent, seront traités plus tard.(1) »
La réglementation, si elle n’est pas bien élaborée et étroitement circonscrite à son objectif, tend à nuire à l’innovation. En fait, le but même de la réglementation est souvent de rendre plus difficile l’accès aux marchés. Réduire à la fois la portée dans le cadre de laquelle l’initiative peut avoir lieu ainsi que le nombre d’entreprises qui sont autorisées et aptes à entrer en concurrence limite nécessairement les possibilités et les incitations en matière d’innovation. En soi, cela découragera probablement (et même certainement) les entrepreneurs d’investir dans les expériences commerciales risquées qui mènent à la découverte et au progrès.
Le secteur canadien des télécommunications est un exemple d’un secteur de l’économie assujetti à une réglementation qui va bien au-delà du régime général de concurrence. Le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) peine actuellement à passer d’une politique de « présomption de réglementation » à celle de « présomption de concurrence ». La première utilise généralement des expédients pour favoriser un certain schéma de comportements et de conditions de marché, tandis que la seconde s’appuie sur des forces dynamiques spontanées pour générer des avantages pour le grand public.
Les dispositions réglementaires actuelles ont été influencées par l’idée selon laquelle les entreprises d’infrastructure – en raison de leur taille, de leur importance économique et de leur structure de coûts – sont des monopoles naturels de facto qui devraient être fortement réglementés. Toutefois, comme on l’a vu dans une multitude de domaines, l’arrivée de concurrents a souvent remis en question ou même démantelé les structures monopolistiques. De plus, cet empressement à réglementer de prime abord s’est parfois traduit par un gaspillage considérable de ressources et a entravé la croissance économique.
Les régulateurs peuvent améliorer la situation en révisant leur vision du marché et leurs attentes excessivement basses en matière de concurrence – dans lesquelles les opérateurs sont dès le départ soupçonnés d’abus et les clients considérés comme impuissants – , et en adoptant une approche plus ouverte face à la dynamique de marché.
En effet, une fois que les marchés sont considérés comme des systèmes organiques articulés autour des consommateurs et de leurs besoins en constante évolution – besoins que les entrepreneurs et les capitalistes cherchent constamment à découvrir et à satisfaire, et qui génèrent des profits lorsqu’ils les anticipent et s’y adaptent avec succès – il devient manifeste que les avantages concurrentiels sont temporaires, et non permanents. Dans ce contexte, les mesures réglementaires sont vues comme induisant des arbitrages fondamentaux et risquent de bloquer le processus par lequel la dynamique à long terme du marché œuvre naturellement à contrer les positions dominantes, qui demeurent ainsi transitoires.
C’est la présomption de concurrence – et la liberté sous-jacente d’innover sans demander la permission – qui devrait être le principe directeur du régulateur. Dans le cadre d’un tel paradigme entrepreneurial, l’avenir du secteur est continuellement refaçonné à mesure que les technologies émergent, que les réseaux évoluent, que des appareils sont inventés et que les applications logicielles sont créées. L’expérience du consommateur est transformée au fil des percées concurrentielles, alors que les entreprises de télécommunications rivales tentent de fidéliser les clients en les servant mieux et à moindre coût.
Ce cahier de recherche examine le bien-fondé de « l’innovation sans permission » et l’applique à l’industrie canadienne des télécommunications. Il invite le CRTC à révoquer de façon proactive l’exemption relative à la réglementation des télécommunications et à ainsi réintégrer le secteur dans le régime général de concurrence. Un tel repositionnement procurerait de nouvelles incitations à innover et libérerait un potentiel créatif inexploité dont profiterait l’économie dans son ensemble. Les consommateurs, enfin, pourront se trouver maîtres de leur destin grâce à un système dans lequel le régulateur est en retrait, n’intervenant qu’en cas de violation du régime général de concurrence.
Références
- Adam D. Thierer, « Embracing a Culture of Permissionless Innovation », Cato Online Forum, 17 novembre 2014.