Le CRTC nuit aux investissements dans les infrastructures de télécommunications au Canada

Note économique montrant que la politique de partage obligatoire du CRTC favorise le resquillage des infrastructures de télécommunication, ce qui, par conséquent, réduit l’incitation à investir dans les réseaux de demain
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Cette Note économique a été préparée par Gabriel Giguère, analyste senior en politiques publiques à l’IEDM. La Collection Réglementation de l’IEDM vise à examiner les conséquences souvent imprévues pour les individus et les entreprises de diverses lois et dispositions réglementaires qui s’écartent de leurs objectifs déclarés.
Les réseaux de télécommunications à très haut débit, qu’il s’agisse de la fibre optique ou des réseaux de câblodistribution, sont assujettis à une politique de partage obligatoire sur l’ensemble du territoire du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC).
En effet, en ce qui concerne la fibre optique, le CRTC a rendu des décisions et une politique réglementaire depuis 2023 qui ont d’abord imposé cette obligation de partage au Québec et en Ontario, puis l’ont étendue à l’ensemble du pays en 2024(1). Ces décisions concernant la fibre optique s’inscrivent dans le prolongement de la politique de partage obligatoire des infrastructures de câblodistribution, en place déjà depuis plusieurs années(2). Or, cette approche du CRTC favorise le resquillage des infrastructures de télécommunication et réduit ainsi l’incitation à investir dans les réseaux de demain, au détriment des entreprises et ménages canadiens.
Un partage obligatoire des réseaux à très haut débit de plus en plus invasif
La politique de partage obligatoire de ces réseaux – qu’il s’agisse de la fibre optique ou des réseaux à large bande des câblodistributeurs – s’inscrit dans le prolongement du partage obligatoire du réseau téléphonique traditionnel après l’ouverture du secteur des télécommunications dans les années 1990(3). Elle repose sur une vision de la concurrence fondée sur le nombre d’acteurs au sein d’un marché. Suivant cette logique, plus il y a d’entreprises qui fournissent des services à la population, meilleurs seraient les services de télécommunication offerts aux abonnées.
À l’origine, cette politique visait à favoriser l’émergence de concurrents au monopole historique en leur permettant de profiter des infrastructures téléphoniques existantes.
Or, au fil des années, elle s’est transformée en mécanisme qui permet de maintenir artificiellement en vie de simples revendeurs au détail. Ces derniers utilisent désormais les infrastructures modernes, par exemple la fibre optique, mises en place par d’autres entreprises, sans avoir contribué aux investissements nécessaires. L’élargissement de la politique du CRTC s’applique désormais aux réseaux modernes à très haut débit, qu’il s’agisse de la fibre optique ou des infrastructures des câblodistributeurs (voir la Figure 1).
On assiste ainsi à la dynamique suivante : l’entreprise détentrice des infrastructures investit des milliards de dollars pour améliorer la qualité des services offerts aux Canadiens. Or, la réglementation la prive du contrôle sur ses propres infrastructures, et sur les prix auxquels ses propres concurrents peuvent y avoir accès. Cette approche réduit inévitablement la rentabilité des investissements, sans lesquels les réseaux modernes à haut débit n’auraient jamais vu le jour.
Des concurrents « passagers clandestins »(4)
La politique de partage obligatoire des réseaux imposée par le CRTC donne lieu à un phénomène économique, connu sous le nom de « passager clandestin ». Ce concept désigne une situation où un agent économique bénéficie de ressources sans en assumer les coûts réels.
Dans le cas présent, la réglementation du CRTC – à travers ses différentes décisions – encourage les revendeurs de services de télécommunication à se comporter en passagers clandestins, en resquillant les infrastructures bâties et financées par d’autres entreprises sans y avoir contribué (voir la Figure 2).
Quand les grandes entreprises se comportent aussi en passagers clandestins
Bien que l’objectif présumé de la politique de partage obligatoire soit de permettre à de plus petits concurrents de survivre, elle ne tient paradoxalement aucun compte de la taille des entreprises dans l’octroi de l’accès aux infrastructures existantes. Ainsi, elle permet également à de grandes entreprises de télécommunications au Canada – pourtant capables d’investir dans leurs propres réseaux – de resquiller les infrastructures d’autres entreprises, et de se comporter elles aussi en passagers clandestins.
L’accès aux infrastructures des autres entreprises est en effet ouvert à tout fournisseur du secteur des télécommunications, peu importe sa taille, sa capacité à déployer ses propres infrastructures, ou le fait qu’elle en possède déjà ailleurs au Canada. La politique actuelle incite donc les grandes entreprises – dont on devrait précisément attendre qu’elles investissent dans les infrastructures pour intensifier une réelle concurrence – à se comporter en passagers clandestins plutôt qu’à investir. Pourquoi investir, en effet, si le CRTC vous accorde l’accès au réseau d’un concurrent direct, même plus petit, avec le bénéfice supplémentaire indirect d’ébranler sa rentabilité de manière considérable? Et pourquoi investir dans une nouvelle infrastructure si vous serez ensuite contraints de le partager avec vos propres rivaux?
Une telle réalité aurait pu être évitée en analysant la structure d’incitations mise en place progressivement par le CRTC. Depuis 2023, les décisions du CRTC, par exemple en ce qui concerne la fibre optique, désavantagent lourdement Bell, et dans une moindre mesure Telus, qui dispose de moins d’infrastructures en Ontario et très peu au Québec. Elles pénalisent aussi l’ensemble des détenteurs d’infrastructures, au profit d’entreprises, y compris les plus grandes, bien implantées dans l’Ouest du Canada.
Cette approche réduit inévitablement la rentabilité des investissements, sans lesquels les réseaux modernes à haut débit n’auraient jamais vu le jour.
Au lieu d’investir dans leurs propres infrastructures pour offrir une concurrence réelle au profit des consommateurs, comme elle l’aurait sans la réglementation du CRTC, ces entreprises sont incitées à adopter un comportement de passager clandestin. Le CRTC a ainsi institutionnalisé le resquillage non seulement des réseaux de fibre optique de Bell et Telus dans ces deux provinces, mais aussi des réseaux ultrarapides de tous les câblodistributeurs.
C’est précisément ce qui s’est passé : suivant les incitations posées par le CRTC, le plus grand concurrent de l’Ouest s’est mis à profiter des réseaux de son principal concurrent, notamment en Ontario et au Québec. Et ce ne sont pas seulement les grandes entreprises qui en souffrent : des entreprises de taille moyenne en font également les frais(5).
Le CRTC a ainsi créé une distorsion de la concurrence au Canada. Des entreprises de grande et moyenne taille de ces deux provinces, qui ont investi massivement dans leurs infrastructures pour desservir la population, doivent aujourd’hui ouvrir leurs réseaux à leurs concurrents de l’Ouest. Cela inclut même les plus grands joueurs, menaçant ainsi directement leur rentabilité et, à terme, leur survie.
À cet égard, le gouvernement du Québec a fait part de ses préoccupations dans le cadre des consultations liées à la décision de 2024(6). En effet, l’impact sur certaines entreprises québécoises de taille moyenne détenant des infrastructures a suscité des inquiétudes, notamment en raison du risque que ces entreprises réduisent leurs investissements futurs, ce qui pourrait nuire à la qualité des réseaux au Québec(7). Le rapport s’est conclu en ces termes :
« L’impact [des récentes décisions du CRTC] sur le niveau des investissements futurs des opérateurs dans leurs infrastructures de communication sur le territoire québécois pourrait, à terme, devenir préoccupant si ces infrastructures, faute de nouveaux déploiements ou de mises à niveau technologiques, devenaient moins performantes ou non sécuritaires et ne couvraient pas les besoins de l’ensemble de la population.
De plus, notre regard sur le marché actuel nous fait craindre qu’à terme certaines entreprises intermédiaires, qui jouent un rôle économique et stratégique important sur le territoire du Québec, pourraient se retrouver dans une situation de précarité économique susceptible de mettre en péril leur avenir.(8) »
Le partage obligatoire des réseaux modernes dans tout le Canada est une erreur
L’élargissement de la politique du CRTC depuis 2024 à l’ensemble des provinces canadiennes risque d’avoir, à terme, un impact particulièrement négatif, car plus aucune entreprise n’aura intérêt à investir dans le développement de la fibre optique ou dans de nouvelles technologies(9). Pire encore, combinée à la politique de partage des autres types de réseaux modernes, cette approche pourrait même décourager l’entretien des réseaux existants, en raison de la structure d’incitation mise en place par la politique du CRTC.
En effet, les conditions réglementaires actuelles favorisent une forme de resquillage mutuel, où les entreprises détentrices d’infrastructures dans l’Ouest canadien utilisent le réseau des joueurs de l’Est, et vice-versa, au lieu d’investir dans leurs propres réseaux. L’élargissement de cette politique de partage obligatoire à l’ensemble du territoire canadien pourrait ainsi compromettre le développement futur des infrastructures. En effet, pourquoi investir dans des infrastructures si l’on est contraint de les partager avec ses concurrents?
La politique actuelle incite les grandes entreprises – dont on devrait précisément attendre qu’elles investissent dans les infrastructures pour intensifier une réelle concurrence – à se comporter en passagers clandestins plutôt qu’à investir.
La conséquence à long terme de cette politique pourrait être l’émergence d’une véritable tragédie des communs appliquée aux réseaux de télécommunications(10). Ce concept économique désigne une situation où, lorsqu’une ressource est librement accessible, les acteurs économiques agissant dans leurs propres intérêts la surexploitent et négligent d’investir pour la préserver ou la développer.
La politique de partage obligatoire du CRTC, appliquée à l’ensemble du secteur des télécommunications canadien – où chaque entreprise, y compris les plus grandes, se comporte en passager clandestin sur les réseaux de leurs concurrents – diminue, voire élimine complètement, les incitations à investir dans les nouvelles technologies ou dans l’entretien et le déploiement des infrastructures existantes(11).
Rappelons que la bonne qualité actuelle des réseaux canadiens(12) est attribuable aux investissements effectués par les entreprises détentrices d’infrastructures, qui injectent chaque année des milliards de dollars. Sans les investissements nécessaires, cette qualité risque de stagner ou même de se détériorer.
Or, une tendance à la baisse semble déjà se dessiner : les investissements en infrastructures de télécommunication en 2023 ont été inférieurs de 600 millions de dollars par rapport à ceux de 2019, soit une baisse de 6 % en dollars constants de 2023(13).
Si cette diminution des investissements devait se poursuivre, elle serait particulièrement alarmante dans la mesure où ce sont les investissements d’aujourd’hui qui garantissent la haute qualité des réseaux de demain, un facteur clé de la compétitivité économique des entreprises canadiennes.
Un tel manque d’incitation à investir a pourtant été mis en lumière par le Bureau de la concurrence dans son rapport sur le secteur des télécommunications, lorsqu’il a indiqué que la politique de partage obligatoire du CRTC risquait de réduire les incitations à investir dans les nouvelles infrastructures(14).
Une tendance à la baisse semble déjà se dessiner : les investissements en infrastructures de télécommunication en 2023 ont été inférieurs de 600 millions de dollars par rapport à ceux de 2019, soit une baisse de 6 % en dollars constants de 2023.
Ce constat n’est plus seulement théorique. En effet, les récentes décisions du CRTC n’ont pas tardé à se traduire par un recul d’un milliard de dollars dans les investissements prévus par l’un des plus gros joueurs du secteur des télécommunications, l’équivalent de plus de 10 % des investissements totaux réalisés en 2023(15). Une première tranche de 700 millions de dollars semble déjà s’être matérialisée en 2024-2025(16).
Si la politique actuelle de partage obligatoire – et de resquillage mutuel – des infrastructures est maintenue, d’autres joueurs du secteur pourraient à leur tour revoir à la baisse leurs investissements dans les réseaux, actuels et futurs.
Conclusion
Le cadre réglementaire actuel mis en place par le CRTC prévoit le partage obligatoire des réseaux modernes à très haut débit au Canada. Ce cadre réduit les incitations à investir dans les nouvelles technologies et les infrastructures de télécommunication, compromettant ainsi la qualité des réseaux actuels et futurs.
De surcroît, il incite les grands joueurs, ceux-là mêmes qui devraient être à l’origine de ces investissements, à se comporter en passagers clandestins sur les réseaux de leurs concurrents, notamment quand ceux-ci sont de plus petite taille. Cette dynamique menace directement la rentabilité des entreprises qui ont investi dans leurs propres infrastructures.
Il s’agit d’une situation particulièrement néfaste, que le CRTC devrait corriger sans délai, en empêchant les gros joueurs au Canada de profiter indûment des réseaux de leurs concurrents. À terme, le gouvernement devra abolir le régime de partage obligatoire des infrastructures de télécommunication.
Références
- Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, Politique réglementaire de télécom CRTC 2024- 180, Référence : 2023-56, 2023-56-1, 2023-56-2, 2023-56-3 et 2023-56-4, 13 août 2024, p. 1.
- Martin Masse et Paul Beaudry, L’état de la concurrence dans l’industrie des télécommunications au Canada – 2016, IEDM, Cahier de recherche, mai 2016, p. 41.
- Idem.
- Le concept est développé par Mancur Olson. Mancur Olson, The Logic of Collective Action: Chapter 1 – A Theory of Groups and Organizations, Harvard Press University, p. 50-51.
- Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, Call for Comments – Reconsideration of an Aspect of Telecom Decision 2023-358, Telecom Notice of Consultation 2024-292 CRTC File 1011-NOS2024-0292, 12 décembre 2024, p. 9.
- Ministère du Conseil exécutif du Québec, Avis de consultation de télécom CRTC 2024-292 – Appel aux observations – Réexamen d’un élément de la décision de télécom 2023-358, Mémoire, 12 décembre 2024, p. 2-3.
- Idem.
- Ibid, p. 2.
- Cette distorsion de la concurrence pour la fibre optique a été étendue d’abord en 2024 aux infrastructures de trois grandes entreprises (Telus, Bell et SaskTel) dans l’ensemble du Canada. Pour le développement de nouvelles infrastructures de fibre optique, elles seront uniquement accessibles le 13 août 2029 pour toutes les autres entreprises, dans le but de stimuler les investissements pour les entreprises détentrices.
- Alexandra Spiliakos, « Tragedy of the Commons: What it is & 5 examples », Harvard Business School Online, 6 février 2019.
- Il ne s’agit pas de biens publics, mais la politique du CRTC établit une structure d’incitation similaire.
- Martin Masse, L’état de la concurrence dans l’industrie des télécommunications au Canada – 2018 – chapitre 1, Cahier de recherche, IEDM, mai 2018, p. 9-22; Valentin Petkantchin et Gabriel Giguère, « Pour un cadre stable et favorable aux investissements, à l’innovation et à la concurrence dans l’Internet à large bande », Note économique, IEDM, mars 2022, p. 2-4.
- Calcul de l’auteur. Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, Données – Secteur des télécommunications, Tableau supplémentaire T-S3 – Immobilisations relatives aux services de télécommunication dans les installations et les équipements, selon le type de FST (milliards $), 2013 à 2023, octobre 2024.
- Valentin Petkantchin et Gabriel Giguère, op. cit., note 1, p. 4.
- Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, Telecom Notice of Consultation CRTC 2024-292, Call for Comments – Reconsideration of an Aspect of Telecom Decision 2023-358 – Intervention of Bell Canada, Mémoire, 12 décembre 2024, p. 6. Sammy Hudes, « BCE dit réduire encore les dépenses à cause d’une décision du CRTC », La Presse, 6 février 2025.
- Idem.