Pénurie de main-d’œuvre : quel est l’effet de la réglementation?
On entend constamment qu’on manque de main-d’œuvre au pays. En 2018, l’économie canadienne a ajouté 163 000 emplois à temps plein alors que le taux de chômage chutait à 5,6 %, un record historique qu’on peut qualifier de plein-emploi. Le taux de participation pour les travailleurs dans la force de l’âge, de 25 à 54 ans, est de 87 %. Le vent est en train de tourner sur le marché du travail. Les employeurs avaient auparavant le gros bout du bâton; aujourd’hui, ce sont plutôt les salariés qui le tiennent.
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Ce Point a été préparé par Mathieu Bédard, économiste à l’IEDM. La Collection Réglementation de l’IEDM vise à examiner les conséquences souvent imprévues pour les individus et les entreprises de divers lois et règlements qui s’écartent de leurs objectifs déclarés.
On entend constamment qu’on manque de main-d’œuvre au pays. En 2018, l’économie canadienne a ajouté 163 000 emplois à temps plein alors que le taux de chômage chutait à 5,6 %, un record historique qu’on peut qualifier de plein-emploi(1). Le taux de participation pour les travailleurs dans la force de l’âge, de 25 à 54 ans, est de 87 %(2). Le vent est en train de tourner sur le marché du travail. Les employeurs avaient auparavant le gros bout du bâton; aujourd’hui, ce sont plutôt les salariés qui le tiennent.
Une pénurie de travailleurs devrait mener à de meilleurs salaires par la simple application de la loi de l’offre et de la demande(3). Lorsqu’on manque de patates, leur prix augmente. C’est normalement la même chose sur le marché du travail, mais ce n’est pas ce qu’on observe actuellement au Canada. Bien que les salaires aient augmenté en 2018, la hausse peut décevoir : les taux horaires ont crû de 2,9 %. C’est plus que l’inflation, qui a été de 2,3 %(4), mais on aurait pu s’attendre à une augmentation bien supérieure, vu la crise décrite par les médias.
Les données provinciales montrent un portrait semblable. La pénurie de main-d’œuvre est de loin la plus aiguë en Colombie-Britannique, peu importe que l’on s’intéresse au taux de chômage (4,7 %) ou au taux de postes vacants (4,5 %)(5). L’Ontario, le Nouveau-Brunswick et le Québec sont aussi des endroits où le manque de main-d’œuvre pour combler les postes se fait sentir, à divers degrés d’intensité.
La réglementation du marché du travail joue sans aucun doute un rôle important. Les barrières à l’embauche imposées par l’État font en sorte que les compétences recherchées par les entreprises ne correspondent pas à celles offertes sur le marché, ce qui réduit le bassin d’employés disponibles.
Si, de prime abord, un minimum de réglementation des professions ne choque pas dans certains secteurs – c’est le cas pour celui de la santé –, cela semble plus difficile à justifier ailleurs. En 2010, près de 13 % des travailleurs canadiens du secteur privé âgés de 18 à 60 ans étaient régis par un système de certification professionnelle. Selon une étude de 2014 fondée sur la Classification nationale des professions, 127 occupations au Canada étaient réglementées dans au moins une province, par plus de 400 organismes de contrôle en tout(6). Ces occupations allaient du carreleur québécois au cuisinier saskatchewanais. Une telle réglementation a pour effet de limiter artificiellement le nombre de personnes pouvant occuper de tels postes.
Il n’est donc pas surprenant que les provinces où le manque de main-d’œuvre est le plus important tendent aussi à être les provinces où les lois sur les relations de travail sont les plus rigides(7).
Pourtant, les salaires dans ces provinces ont relativement peu augmenté en 2018 (voir le Tableau 1). Même la hausse du taux horaire moyen en Colombie-Britannique de 4,1 %, de loin la plus élevée du Canada, semble faible en regard à l’intensité de la pénurie et par rapport à l’inflation, qui a été de 2,7 %(8). Au Québec, la hausse du salaire moyen en 2018 a été encore moins marquée, à 1,9 %. C’est bien moins que celles de 2016 et de 2017, qui se sont élevées respectivement à 2,8 % et 2,9 %(9). C’est aussi à peine plus élevé que la hausse du niveau général des prix, qui a été de 1,7 % en 2018.
Pourquoi les salaires ont-ils si peu augmenté? Plusieurs explications sont régulièrement mises de l’avant. L’une d’elles invoque les innovations technologiques, en alléguant que ces dernières limitent le salaire que les travailleurs peuvent demander, puisqu’ils peuvent être remplacés plus facilement par des machines. Une autre explication fait appel à certaines craintes des salariés vis-à-vis une possible récession à venir et qui les empêcheraient de quitter leur emploi actuel. Une troisième hypothèse soutient qu’il existe plus de travailleurs disponibles que ce que le taux de chômage laisse transparaître(10). Les politiques publiques aussi jouent un rôle.
Des obstacles aux hausses salariales
On tend à oublier l’effet des barrières au commerce interprovincial et celui du fardeau fiscal, qui minent tous les deux la productivité des travailleurs.
La productivité et les salaires peuvent s’améliorer grâce à de meilleurs équipements (au moyen d’investissements) ou une meilleure organisation, faisant appel à plus de spécialisation. Toutes deux permettent aux travailleurs d’être plus productifs en produisant plus de biens et de services plus rapidement, ce qui permet aux entreprises de payer des salaires plus élevés.
Les obstacles au commerce entre les provinces prennent la forme de règles qui rendent les échanges commerciaux plus difficiles, en les limitant ou même en les interdisant(11). Ils nuisent ainsi à la division du travail qui s’opérerait naturellement entre les travailleurs situés dans diverses provinces et rendent notre économie moins performante(12).
Les règles qui restreignent les échanges commerciaux agissent en fait comme un tarif douanier qui serait imposé au commerce intérieur d’un pays. Statistique Canada a mesuré cet « effet de frontière » et conclu qu’il correspondait à l’équivalent d’un tarif de 6,9 % imposé au commerce interprovincial(13), ce qui est plus élevé que le taux moyen douanier mesuré par la Banque mondiale, qui inclut des pays qui n’ont même pas d’accord de libre-échange entre eux(14).
Le fardeau fiscal, lui, pèse sur les investissements en freinant l’accumulation de richesse par les particuliers et par les entreprises, diminuant ainsi le capital à investir(15). Les provinces où la pénurie de main-d’œuvre est la pire, et où les salaires tardent le plus à réagir, sont aussi des provinces où ce fardeau est important(16).
Conclusion
Les barrières réglementaires qui agissent comme des tarifs douaniers, ainsi que le fardeau fiscal, empêchent les travailleurs canadiens de gagner autant qu’ils le devraient. Une économie moins réglementée et moins taxée, où les échanges sont plus libres, profiterait aux travailleurs en leur permettant d’être plus productifs, faisant ainsi en sorte qu’ils soient mieux rémunérés.
Références
1. Statistique Canada, « Enquête sur la population active, décembre 2018 », 4 janvier 2019; Carolyn Wilkins, « Les dessous du marché canadien du travail », Banque du Canada, 31 janvier 2019.
2. Statistique Canada, Caractéristiques de la population active, données mensuelles désaisonnalisées et la tendance-cycle, Tableau 14-10-0287-01.
3. Philip Cross, « Feeling It in Our Wallets: What Surprisingly Poor Wage Figures Tell Us About Canada’s Labour Economy », Macdonald-Laurier Institute, MLI Labour Market Report for Q2, 2018.
4. B.C. Stats, « Earnings and Employment Trends », Janvier 2019; Statistique Canada, Indice des prix à la consommation, moyenne annuelle, non désaisonnalisé, Tableau 18-10-0005-01.
5. Statistique Canada, Postes vacants, employés salariés, taux de postes vacants et moyenne du salaire horaire offert selon le secteur de l’industrie, données trimestrielles non désaisonnalisées, Tableau 14-10-0326-01; Statistique Canda, Caractéristiques de la population active selon le sexe et le groupe d’âge détaillé, données mensuelles non désaisonnalisées, Tableau 14-10-0017-01.
6. Rafael Gomez et al., « Do Immigrants Gain or Lose by Occupational Licensing? », Analyse de politiques, University of Toronto Press, vol. 41, supplément 1, août 2015, p. S81 et matériel supplémentaire disponible sur le site web de l’éditeur.
7. Amela Karabegovic et. al., Measuring the Flexibility of Labour Relations Laws in Canada and the United States, Institut Fraser, Septembre 2004.
8. BC Stats, op. cit., note 4; Statistique Canada, Indice des prix à la consommation, moyenne annuelle, non désaisonnalisé, Tableau 18-10-0005-01.
9. BC Stats, op. cit., note 4; Institut de la statistique du Québec, État du marché du travail au Québec : Bilan de l’année 2018, p. 31-32.
10. Philip Cross, op, cit., note 3; Carolyn Wilkins, op. cit., note 1.
11. Comité sénatorial permanent des banques et du commerce, Des murs à démolir : Démantèlement des barrières au commerce intérieur au Canada, 13 juin 2016; Michel Kelly-Gagnon et Patrick Déry, « Affaire Comeau : la fin des barrières au commerce entre les provinces? », Le Point, IEDM, 5 décembre 2017.
12. Lukas Albrecht et Trevor Tombe, « Internal Trade, Productivity and Interconnected Industries: A Quantitative Analysis », Revue canadienne d’économique, vol. 49, no 1, février 2016, p. 237-263.
13. Robby Bemrose, Mark Brown et Jesse Tweedle, Parcourir tout le trajet : estimer l’effet des frontières provinciales sur le commerce lorsque l’unité géographique compte, Statistique Canada, document de recherche no 11F0019M, 14 septembre 2017.
14. Banque mondiale, Taux des droits de douane, appliqués, moyenne simple, tous produits (%), 2017.
15. Mathieu Bédard et Kevin Brookes, Entrepreneuriat et fiscalité – Comment l’impôt affecte l’activité entrepreneuriale, Cahier de recherche IEDM, 13 septembre 2018, p. 25-36.
16. Chaire en fiscalité et en finances publiques, Bilan de la fiscalité au Québec – édition 2019, 10 janvier 2019, p. 28.