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Textes d'opinion

Méfiez-vous de l’« intérêt national »

Texte d’opinion publié en exclusivité sur le site de l’IEDM.*

Alors qu’elle expliquait les « différences significatives » qui persistaient toujours entre le Canada et les États-Unis dans la difficile renégociation de l’ALÉNA, Chrystia Freeland, la ministre des Affaires internationales, assurait que « nous allons toujours défendre clairement nos intérêts nationaux ». À peu près au même moment, alors que l’administration Trump considérait l’imposition d’un tarif de 50 % sur les laveuses importées, ciblant en fait les fabricants sud-coréens, un porte-parole de la Maison-Blanche laissait savoir que le président allait « regarder les faits et prendre une décision dans le plus grand intérêt des États-Unis ».

Il ne s’agit que de deux exemples parmi le flot quotidien de déclarations mentionnant l’intérêt national, mais ils aident néanmoins à comprendre à quel point ce concept ne tient pas la route.

Les œufs, le lait et les laveuses

Pour le gouvernement canadien, la défense de « notre intérêt national » inclut celle du système de gestion de l’offre en agriculture. La gestion de l’offre, un terme aux accents soviétiques, désigne le régime qui limite la quantité de lait et de volaille disponible sur le marché canadien. Ces restrictions profitent aux quelque 22 000 fermiers et travailleurs agricoles de ces secteurs, aux dépens des 36 millions de consommateurs canadiens. Ceux-ci doivent payer 34 % de plus pour leur lait, 62 % de plus pour leurs œufs et 49 % de plus pour leur volaille.

Supposons un instant qu’il y a six millions de Canadiens qui sont végétaliens, n’aiment pas le lait, les œufs, la volaille, ou qui y sont allergiques, ou trop jeunes pour l’apprécier. Comment « nos intérêts nationaux » peuvent-ils néanmoins exclure la trentaine de millions de Canadiens qui restent et qui doivent payer trop cher pour faire leur épicerie? Ces gens ne font-ils pas aussi partie du pays?

Quant à ces laveuses au sud de la frontière, IBISWorld, une firme spécialisée en études de marché, évalue que moins de 2500 Américains travaillent dans la fabrication de laveuses et de sécheuses. Ces travailleurs tireraient en effet profit d’un tarif à l’importation, de même que les actionnaires américains de deux fabricants établis aux États-Unis – Whirlpool ainsi que Haier, une entreprise chinoise qui a acheté GE Appliances l’an dernier.

Depuis 2001, le prix des appareils ménagers a baissé de 19,1 % selon l’indice américain des prix à la consommation, en grande partie grâce aux importations. Un tarif de 50 % augmenterait significativement ces prix sur le marché américain; en fait, Whirpool a précisément demandé l’imposition d’un tarif parce qu’elle veut que les prix augmentent. Bien qu’elle détient toujours plus du tiers du marché américain, Whirpool peine à rivaliser avec les prix des laveuses importées de l’Asie ou du Mexique. Elle est cependant très efficace lorsqu’il est temps de se faire entendre à Washington…

Quelque 83 % des ménages américains possèdent une laveuse. Quant aux 17 % qui restent, on peut affirmer sans trop de risque que la plupart paient, directement ou indirectement, pour l’utilisation d’une laveuse via différents services de nettoyage, mais ignorons-les aux fins de l’exercice. Il reste au moins 97 millions de ménages américains qui ont un intérêt direct à préserver leur liberté d’importer des laveuses. Même en ajoutant aux quelque 2500 travailleurs mentionnés plus haut des dizaines, voire des centaines de milliers de gens qui détiendraient des actions des fabricants américains, cela ne représente au bout du compte qu’une toute petite fraction du nombre de ménages qui possèdent une laveuse.

Ces 97 millions de ménages ne font-ils pas partie des États-Unis? Leurs intérêts ne forment-ils pas une partie de « l’intérêt national »? Encore une fois, si la réponse est oui, comment une chose qui va à l’encontre de l’intérêt de tous ces acheteurs de laveuses peut-elle être dans l’intérêt national?

Les intérêts de qui?

La question plus générale qui se pose est comment combiner ces intérêts individuels divergents en un seul « intérêt national » –, autrement dit le bien du pays. Une façon d’y arriver, comme l’illustrent les exemples ci-dessus, est de laisser une autorité politique déterminer quels intérêts comptent et pour combien ils comptent. Ainsi, « ce qui est bon pour le pays » est décidé par ceux qui détiennent le pouvoir, soit une toute petite minorité de politiciens et de bureaucrates (bien sûr, cette dictature de l’« intérêt national » ne serait pas plus légitime s’il s’agissait d’une majorité).

L’autre manière d’envisager les intérêts nationaux, dès lors que des individus différents ont des intérêts différents, consiste à définir l’intérêt national (ou social) comme étant un intérêt commun. Cela se résume à un système dans lequel chaque personne est également libre de poursuivre ses propres intérêts : chacun est libre d’acheter s’il trouve un vendeur et libre de vendre s’il trouve un acheteur. Le marché se fait entre chaque individu ou chaque entreprise pour son propre compte, et non par l’entremise d’une quelconque autorité prétendant agir en leur nom.

Vous avez probablement entendu parler de cette seconde façon de faire. On l’appelle la liberté économique et la libre entreprise.

*Adapté d’article paru initialement dans le Financial Post, 12 décembre 2017.

Pierre Lemieux est senior fellow à l’IEDM et professeur associé au Département des sciences administratives de l’Université du Québec en Outaouais. Il signe ce texte à titre personnel.

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