Existe-t-il une conspiration pour provoquer la méfiance envers les gouvernements?
Qu’ont en commun l’affaire des Paradise Papers, Thomas Piketty, le mouvement Occupy et la réforme fiscale du gouvernement de Justin Trudeau? Tous jouent sur la perception qu’il existe une guerre des classes larvée. Les discours qu’on entend dans les médias presque quotidiennement sur les inégalités de richesse reposent toujours sur une opposition entre différentes classes sociales définies vaguement par leur niveau de revenus.
Aux États-Unis, cette vision d’une guerre de classes découlant des inégalités est aussi de plus en plus souvent mise de l’avant. Un nouveau livre paru en juin dernier accuse la droite américaine d’avoir un plan secret pour limiter la capacité des gouvernements en matière de « redistribution de la richesse ». L’auteure, Nancy MacLean, enseigne à la Duke University. Dans son ouvrage, elle accuse l’économiste et lauréat Nobel James Buchanan d’avoir développé la théorie des choix publics pour susciter la méfiance des Américains envers l’action des gouvernements. Elle accuse ensuite les frères Charles et David Koch, multimilliardaires souvent cités par les conspirationnistes, d’avoir consacré des fonds à la diffusion de ces idées. Ensemble, Buchanan et les frères Koch, sortes de vilains modernes, auraient réussi le tour de force d’enchaîner la démocratie. D’où le titre de son livre : Democracy in Chains: The Deep History of the Radical Right’s Stealth Plan for America.
On peut croire que le goût des Américains pour les conspirations est bien connu, comme nous le rappelait récemment le dévoilement de documents sur l’assassinat de JFK, et que nous sommes immunisés au nord du 49e parallèle. Après tout, accuser les républicains au Congrès de vouloir secrètement réduire les impôts ou de limiter en cachette le gaspillage gouvernemental n’a pas vraiment de sens. Pourtant, il y a ici aussi un grand nombre d’intellectuels et de médias qui suspectent vaguement les défenseurs du libre marché de faire le jeu des riches et des puissants de ce monde en ne croyant pas vraiment ce qu’ils disent.
En tant que président de l’IEDM, j’ai souvent entendu ce type d’accusations plus ou moins voilées, nous accusant d’être à la solde de X ou au service de Y. Le financement de l’IEDM, une organisation privée, est un thème récurrent chez nos opposants lorsqu’ils n’ont plus d’arguments factuels. Et pas seulement de la part de l’inénarrable Léo-Paul Lauzon ou de l’imaginatif Réjean Parent. Ce type de critique omet (volontairement ou non?) de considérer le lien causal fondamental qui est applicable, soit que les gens qui nous appuient le font parce que nous disons ce que nous disons, et non pas que nous disons ce que nous disons parce que ces gens nous appuient. Cette nuance fondamentale est pourtant facile à comprendre.
Mme MacLean s’attaque à la théorie des choix publics sans jamais contredire ses fondements. Cette théorie a comme prémisse que les politiciens et les bureaucrates ne sont pas des anges au service d’un quelconque bien commun, mais simplement des êtres humains qui ont eux aussi leurs propres intérêts à cœur. Tous les intellectuels, les organisations ou les centres universitaires qui partagent les idées de James Buchanan deviennent suspects aux yeux de l’auteure non parce qu’ils professent des faussetés, mais simplement parce qu’ils répandent des idées qu’elle a elle-même en horreur. Elle laisse donc entendre qu’il y a un programme secret derrière tout cela. Pourtant, les programmes gouvernementaux inefficaces et le gaspillage existent bel et bien.
S’il existe une méfiance envers le gouvernement et ses interventions aux États-Unis, c’est davantage le résultat de leur histoire et de leur culture politique que d’un quelconque complot datant des années 1950. De la déclaration d’indépendance au mouvement du Tea Party, un grand nombre d’Américains se méfient des politiciens et des bureaucrates qui disent servir le « bien commun » ou « l’intérêt public » pour mettre en place de coûteux programmes ayant souvent des conséquences inattendues.
Personnellement, je trouve qu’il est nécessaire d’être sceptique devant les bonnes intentions déclarées de ceux qui souhaitent nous gouverner. L’IEDM a fait sa marque en montrant que les résultats de bon nombre de politiques ne sont justement pas à la hauteur de leurs intentions affichées. Ce sont des faits, des analyses et des expériences qui soutiennent cette conviction, et non une conspiration, n’en déplaise à Nancy MacLean. Et même lorsque ces intentions déclarées sont par ailleurs sincères, il n’en demeure pas moins que les lois et règlements génèrent souvent des effets inattendus, voire même contraires, par rapport aux objectifs initiaux. Bref, il n’est pas nécessaire d’être un libertarien enragé ou encore un suppôt des frères Koch pour en arriver à cette conclusion.
Soit dit en passant, mon Institut n’est malheureusement pas financé par les frères Koch. J’aimerais bien pouvoir dire que oui, mais ce n’est pas le cas… pour l’instant. Soyez assurés que j’y travaille! Mais pas besoin de chercher bien loin pour trouver un lien financier permettant de discréditer des idées. Il suffit de constater que Democracy in Chains, un livre qui dénonce ceux qui se méfient du gouvernement américain, a été subventionné par… le gouvernement américain!
Michel Kelly-Gagnon est président et directeur général de l’Institut économique de Montréal. Il signe ce texte à titre personnel.
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