L’économie est aussi une question de morale
Il n’y a pas que l’économie dans la vie. C’est ce l’on entend souvent de la part de ceux qui reprochent aux libéraux (nous parlons des libéraux classiques au sens, disons, de Jean-Baptiste Say, Adam Smith ou Frédéric Bastiat) de négliger les valeurs plus fondamentales. L’efficacité économique n’est pas suffisante, dit-on, pour donner un sens à la vie.
Concédons l’objection. L’efficacité économique n’est pas un but, mais un moyen. Mais comment peut-on dire que l’efficacité économique est un moyen? Et un moyen pour qui? En répondant à ces questions, nous tenterons d’éclairer la nature de l’approche économique et de ses relations avec la vie en général.
D’abord, il n’est pas vrai, historiquement, que les libéraux aient négligé les aspects « non économiques » de la vie. Avant son fameux livre La Richesse des Nations (1786), Adam Smith avait publié La théorie des sentiments moraux (1759). Plusieurs libéraux célèbres furent non économistes, comme John Locke, Benjamin Constant, Germaine de Staël ou Émile Faguet. Ensuite, s’il est vrai que l’efficacité économique ne constitue pas toute la vie, elle représente quand même une condition importante de l’épanouissement humain.
Premièrement, même s’il y a autre chose que la prospérité économique dans la vie, on doit admettre que celle-là ne nuit pas à celle-ci. Des moyens économiques sont généralement nécessaires pour atteindre les autres buts que l’on peut se fixer dans la vie. Il est plus difficile de vivre une vie satisfaisante si on a une espérance de vie de 30 ans, comme ce fut le cas durant la plus grande partie de l’histoire humaine, ou si le revenu moyen per capita est inférieur à 700$ par année, comme il le fut de l’an zéro jusqu’aux environs de 1820, ou si l’on doit travailler de l’aube au crépuscule seulement pour ne pas mourir de faim.
Les enfants gâtés des sociétés riches contemporaines ont tendance à l’oublier, mais la grande majorité des habitants des pays sous-développés travaillent dur pour échapper à la pauvreté. Avec des institutions sociales et politiques favorables, ils y arrivent. La fameuse économiste marxiste Joan Robinson écrivait en 1962 : « Comme on le voit aujourd’hui en Asie du Sud-Est et dans les Caraïbes, le malheur d’être exploité par les capitalistes n’est rien à côté du malheur de n’être pas exploité du tout ».
Deuxièmement, il faut bien comprendre comment les économistes définissent l’efficacité économique: c’est la maximisation de la valeur ou, ce qui revient au même, la maximisation de la satisfaction que les individus tirent des choses produites. Or, valeur et satisfaction sont définies à partir des préférences individuelles. Cela signifie que l’efficacité économique est entièrement définie en fonction des préférences des individus qui composent la société.
Comme d’habitude, les choses sont plus compliquées qu’il n’y paraît à première vue. Comment « agréger » les préférences variées d’individus différents dans une société diversifiée est un problème plus complexe que ce que l’on peut traiter dans un court article. (L’un de nous l’a abordé dans Comprendre l’économie, Paris, Belles Lettres, 2008.) Mais l’idée principale demeure : ce que les économistes appellent l’efficacité économique est un ensemble de conditions qui permettent au plus grand nombre de mieux réussir ce qu’ils veulent faire dans la vie.
Qui doute que, sauf rare exception, un individu puisse mieux donner à sa vie le sens qu’il entend s’il vit en Corée du Sud plutôt qu’en Corée du Nord? À Hong Kong plutôt qu’au Venezuela? Au Canada plutôt qu’en Russie?
Cette mise au point concernant la nature de l’efficacité économique suggère de bien distinguer les deux sens de « l’économie ». D’une part, l’économie décrit la dimension de la société où l’on échange dans un but intéressé. D’autre part, « l’économie » ou la science économique représente une approche, une méthodologie pour comprendre l’univers social. Les méthodes performantes de l’économie ont d’ailleurs été adoptées par une grande partie de la sociologie et de la science politique actuelles.
Ce qui nous amène à notre troisième point: les relations entre l’approche ou la méthode économique, d’une part, et les valeurs morales que l’on peut juger nécessaires à ce que Aristote appelait « la vie bonne », d’autre part.
Il faut distinguer entre l’économie comme science positive et l’économie comme discipline normative. Comme science positive, l’économie cherche simplement à expliquer les conséquences sociales des actions individuelles motivées par l’intérêt personnel. Cependant, l’économie devient nécessairement normative dans les recommandations de politique publique que l’économiste est amené à faire. On se rappellera qu’à l’époque d’Adam Smith, on considérait l’économie comme faisant partie des « sciences morales ». Les économistes d’aujourd’hui cherchent à éviter les choix moraux, mais ceux-ci se glissent inévitablement dans les questions de politique publique.
Quelles sont les valeurs normatives que suggère l’approche économique ? La réponse en surprendra plusieurs, qui croient que l’économie est une question d’argent. Fondée sur les préférences et les actions individuelles, l’approche économique propose des valeurs qui se résument dans la dignité égale (voire la souveraineté) de tout individu.
L’économiste Tyler Cowen avait raison de souligner, dans un article du New York Times, que les valeurs de l’économiste sont naturellement égalitaristes (au sens de l’égalité de droit plutôt qu’un égalitarisme de résultats). Il observait qu’en 1820, les 15 députés britanniques qui étaient économistes de profession se prononcèrent en faveur de l’admission des catholiques au parlement et qu’en 1858, les 13 députés économistes approuvèrent la reconnaissance de tous les droits civils aux Juifs – deux projets controversés à l’époque.
Autre exemple : John Hicks, le lauréat du Prix Nobel de sciences économiques de 1972, écrit que les libéraux de l’« école de Manchester » (un courant de pensée du 19e siècle) défendaient le libre-échange comme une question d’équité non seulement pour les Anglais, mais aussi pour les étrangers. Pour ces libéraux, explique Hicks, « l’État ne doit pas discriminer parmi ses propres citoyens et pas davantage entre ses propres citoyens et les étrangers ».
Il n’y a pas que l’économie dans la vie, bien sûr. L’approche économique le reconnaît de deux manières. Premièrement, l’individu est loin de se limiter à la poursuite des richesses matérielles, il fait également des choix entre le travail et le loisir, le mariage et le célibat, etc. Deuxièmement, d’un point de vue normatif, l’approche économique suggère que chaque individu doit être libre de rechercher le bonheur comme il l’entend (dans le contexte d’une règle de droit générale et abstraite).
L’efficacité économique n’impose pas un sens à la vie. Mais – et ceci est capital – elle permet à chaque individu de donner à la sienne le sens qu’il veut. L’individu agit dans le cadre des contraintes auxquelles il fait face, certes, mais ces contraintes sont moins limitatives dans une économie libre et donc efficace (parce que fondée sur les préférences individuelles) que dans une économie dirigée d’en haut. Il est plus facile pour un individu libre de donner à sa vie le sens qu’il entend si d’autres individus, bienveillants ou non, ne cherchent pas à lui imposer leur propre conception de la vie bonne.
Ce texte a été écrit avec Pierre Lemieux, professeur associé à l’Université du Québec en Outaouais et auteur de plusieurs ouvrages publiés à Paris et New York.
Michel Kelly-Gagnon est président et directeur général de l’Institut économique de Montréal. Il signe ce texte à titre personnel.
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