La patience inéluctable du fonctionnaire
Le Rocher Percé avait au départ trois arches, semble-t-il. Deux d’entre elles se sont écroulées et la dernière arche encore visible disparaîtra éventuellement. Ce symbole national sera victime de l’érosion, un phénomène aussi fascinant qu’inéluctable par lequel l’eau, un liquide en apparence inoffensif, ronge même la pierre avec le temps.
Le temps, c’est aussi le principal avantage des fonctionnaires sur les élus. Comme le veut le dicton, les ministres passent, mais les fonctionnaires restent. Ce n’est pas innocent, puisqu’avec le temps, les idées de réforme aussi s’érodent doucement sous la pression incessante d’une fonction publique qui s’y oppose.
Prenez l’idée du cran d’arrêt pour les dépenses publiques. Il s’agit d’un principe fort simple: on interdit toute nouvelle dépense si elle n’est pas compensée par des compressions dans les dépenses de programmes existants. C’est à peu près ainsi que le définissait le Conseil du patronat du Québec, lorsqu’il a lancé l’idée en 2009 (1).
Dans le cadre financier qui accompagnait la plateforme électorale du PLQ (2), en mars 2014, on retrouve cette idée du cran d’arrêt: « Toute initiative de dépense non prévue dans ce cadre financier devra nécessairement être financée par des économies dans les dépenses de programmes ». Ce n’est pas exactement la même chose, déjà. On ne parle que des dépenses qui ne sont pas prévues au programme. Mais l’idée est sensiblement la même et la cible est toujours de contenir les dépenses de programmes.
Comme c’est le PLQ qui prend le pouvoir, on ne doit pas se surprendre que le mécanisme du cran d’arrêt se retrouve dans les documents budgétaires, en juin 2014. La très notable différence, cette fois, c’est que les fonctionnaires ont traduit l’idée dans leur langage bien particulier.
Le concept tout simple du cran d’arrêt se décline soudain en trois paragraphes. Selon cette mouture, le cran d’arrêt signifie que « toute nouvelle initiative et toute majoration apportée aux programmes existants devront être autofinancées de façon claire et explicite par les ministères concernés ».
Remarquez l’apparition de l’expression « autofinancées »… Je me demande ce que ça veut dire, concrètement. Le paragraphe suivant explique: « Pour que de telles initiatives ou majorations soient autorisées, les ministères devront préciser quelles mesures permettront de dégager les sommes nécessaires à leur financement ». L’autofinancement, ça consiste donc à dire clairement où on compte prendre l’argent.
Et là, la bombe est lâchée: « Des mesures de réduction de dépenses seront privilégiées ». Réduire ailleurs n’est donc pas obligatoire. C’est encouragé, mais bon… On peut aussi choisir d’augmenter les revenus du gouvernement pour financer une nouvelle dépense, selon cette définition. Et l’adéquation entre le fait de réduire les dépenses d’autant qu’on dépensera ailleurs, ça, c’est complètement disparu. C’est un mécanisme de cran d’arrêt éviscéré qu’on retrouve dans les documents budgétaires.
Et si ça ne suffit pas, quelqu’un quelque part a même eu assez de génie pour faire du cran d’arrêt un prétexte pour une nouvelle dépense. En effet, « un mécanisme sera (…) mis en place afin de faciliter les arbitrages entre les différents portefeuilles ainsi que les ajustements budgétaires importants qui pourraient être requis en cours d’année ». Moi qui pensais que ce mécanisme existait déjà et qu’il s’appelait le Conseil du Trésor! Qui parie avec moi que le nouveau mécanisme ne sera pas composé d’élus mais de fonctionnaires?
Le cran d’arrêt n’était déjà plus aussi contraignant en juin 2014, dans le budget, qu’il ne l’était en avril 2014, lors des élections. Par rapport à la proposition du CPQ, on n’est plus dans le même fuseau horaire. Où en sera le concept lors du prochain budget? Est-ce qu’on n’en fera plus qu’une cible? Est-ce qu’on ne demandera plus que d’avoir l’assurance que la nouvelle dépense ne causera pas de déficit? Est-ce qu’on oubliera simplement de le mentionner? Donner du temps à des fonctionnaires, et ils dilueront n’importe quoi.
Youri Chassin est économiste et directeur de la recherche à l’Institut économique de Montréal. Il signe ce texte à titre personnel.
1. « Un dispositif qui interdirait légalement la création de nouvelles dépenses non compensées par des compressions dans les dépenses de programmes existants ».
2. Paraphrase du cadre financier électoral du PLQ de mars 2014, p. 2.