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Textes d'opinion

C’est le camembert qui fait et défait les gouvernements

Dans une chronique inspirée publiée dans La Presse, Alain Dubuc critique vertement ce qu'il désigne comme la Loi du Camembert, c'est-à-dire la gestion de l'offre. Cette politique anachronique fait qu'il en coûte trois fois plus cher pour acheter le camembert Le Rustique au Québec que dans un supermarché français parce que les fromages importés font face à des « tarifs exorbitants », selon les mots du chroniqueur, pouvant aller jusqu'à 256 %.

Le consommateur n'est pas le seul qui soit pénalisé, puisque même les agriculteurs sont désavantagés à long terme, comme le soulignait un cahier de recherche de Mario Dumais, expert des politiques agricoles et membre de la Commission Pronovost. Sans parler que c'est encore à cause de la gestion de l'offre si l'entente de libre-échange Canada-Union européenne achoppe.

Alors pourquoi une telle politique est maintenue, si elle ne fait aucun sens économique?

La réponse se trouve dans la politique. Ce qu'on pourrait appeler le « vote agricole » pèse lourd dans la carte électorale québécoise. Les politiciens le savent et ne veulent pas irriter les agriculteurs les plus rétifs au changement. La très conservatrice Union des producteurs agricoles (UPA) se charge de leur rappeler occasionnellement. Pour préserver cet appui électoral ciblé, vaut mieux laisser les Québécois payer leur lait deux fois plus cher que les boissons gazeuses!

Mais est-ce que le vote agricole est si important, demanderont certains? Après tout, les Québécois qui travaillent dans le domaine agricole ne représentent même pas 100 000 électeurs.

La réponse se trouve enfouie dans les données du Directeur général des élections. Nous avons fait l'exercice de compiler, pour les 125 circonscriptions, le nombre de travailleurs agricoles ainsi que les majorités obtenues par les députés élus à la dernière élection. Selon que les agriculteurs votent tous en suivant les instructions de l'UPA, les agriculteurs peuvent au maximum influencer le résultat final dans 13 circonscriptions. Sachant que l'écart entre le Parti québécois (PQ) et le Parti libéral du Québec (PLQ) était de seulement quatre sièges, un tel pouvoir peut être considérable! Avec neuf élus de plus, le gouvernement actuel aurait été majoritaire. Ce scénario explique probablement pourquoi les politiciens craignent tant ce syndicat agricole.

En fait, si on considère que seulement la moitié des agriculteurs suivent le mot d'ordre de l'UPA, on en arrive à un tout autre résultat, soit une influence déterminante du vote agricole dans seulement 4 circonscriptions. Surtout, il s'agit dans ce cas de quatre circonscriptions dont les résultats étaient particulièrement serrés où tout groupe organisé aurait pu avoir une certaine influence puisque les majorités des gagnants étaient de 303 votes et moins. Dans ce cas, le pouvoir de l'UPA est beaucoup plus faible.

Vérifier à quel point le vote agricole est monolithique aujourd'hui n'est pas une mince tâche. Aux États-Unis, il est bien connu que les députés et sénateurs du «farm bloc», élus dans des régions plus agricoles, votent généralement dans le même sens pour faire avancer les intérêts de leurs commettants agricoles.

Au Canada, certaines études ont tenté de mesurer l'influence du vote des agriculteurs eux-mêmes dans les élections provinciales et fédérales. Une étude plus récente de Martha Hall Finley, ancienne députée et candidate à la chefferie du Parti libéral du Canada, faisait valoir que les risques politiques ne sont plus aussi importants qu'avant, et qu'ainsi, le risque politique d'une réforme agricole d'importance pouvait être mineur.

Il est tout à fait possible que le pouvoir attribué par les politiciens à l'UPA et au vote agricole ne soit pas aussi réel qu'il n'y paraît. Comme le magicien d'Oz, c'est d'abord la peur qui sert d'épouvantail. Surtout, il s'agit du dernier argument dans un débat qui a déjà trop duré et qui empêche des réformes essentielles pour tous les Québécois et les Canadiens.

Avec un peu de chance, on élira un jour des politiciens qui raffolent du camembert français et s'en sera alors fini de l'étau imposé par la gestion de l'offre.

Youri Chassin est économiste à l'Institut économique de Montréal. Vincent Geloso est chercheur associé. Ils signent ce texte à titre personnel.

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