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Textes d'opinion

Profession: enleveur de clous

Ceux qui ont vu la série télévisée Minuit, le soir connaissent les métiers de «côneux» et «décôneux». Dans une scène mémorable, Louis Bergeron, col bleu à la Ville de Montréal, dort dans son camion un après-midi. Une vieille dame le réveille. Elle lui demande d’enlever des cônes orange posés dans la rue. Ces cônes bloquent son entrée, et elle veut rentrer chez elle avec sa voiture.

— Désolé madame, répond Louis. Moi, je suis un côneux. J’installe des cônes. Pour les enlever, il faut un décôneux. Et ça, c’est un métier spécialisé.

— Mais… je veux rentrer chez moi. Pourriez-vous les enlever?

— Madame, si j’essaie de les enlever et je me blesse, on sera pas plus avancé…

Sur ce, il retourne roupiller dans son camion.

La scène est délicieusement absurde… et me fait penser à l’industrie de la construction au Québec.

On entend beaucoup parler de corruption et de gaspillage de fonds publics ces temps-ci. Mais on parle très peu de la Loi R-20, qui encadre cette industrie. Cette loi, et en particulier le cloisonnement des métiers qu’elle prescrit, cause possiblement davantage de dommages à notre portefeuille de contribuable que les scandales qu’on rapporte jour après jour dans les médias.

Au Québec, une trentaine de métiers et occupations spécialisés se côtoient dans l’industrie de la construction. Pour exécuter des travaux, un employeur peut seulement embaucher des salariés qui détiennent le certificat de compétence dans chacun des métiers. Et bien sûr, chaque corps de métier est lié à un syndicat, qui protège jalousement son domaine de compétence. (En comparaison, il existe seulement six métiers à certification obligatoire en Ontario.)

Par exemple: un employeur ne peut faire poser du gypse par un menuisier (même si ce dernier sait très bien comment faire). Un carreleur ne peut poser du prélart (c’est le travail du poseur de revêtement souple). Vous faites couler une petite dalle de béton par vos manœuvres déjà sur le chantier plutôt que par des cimentiers-applicateurs? Un inspecteur de la Commission de la construction du Québec (CCQ) vous poursuivra devant les tribunaux. Pour construire une simple salle de bains, il faut l’intervention d’au moins huit corps de métiers. Plombier, électricien, menuisier, ferblantier, poseur de céramique, poseur de systèmes intérieurs, tireur de joints, peintre…

Cet encadrement rigide nuit à la polyvalence des travailleurs. C’est un peu comme si vous aviez une PME de 5 ou 6 employés et qu’au lieu d’embaucher une secrétaire efficace, vous deviez en engager une pour écrire les documents Word, une autre pour traiter les fichiers Excel, une autre pour répondre au téléphone et une autre pour écrire vos courriels! (Un entrepreneur m’a confié qu’une fois, sur un chantier où il travaillait, on avait donné au menuisier un marteau sans crochet à l’arrière. La raison : enlever les clous relevait du manœuvre. Le menuisier pouvait seulement les planter…)

En conséquence, l’achèvement d’un ouvrage – comme un hôpital, une école ou une usine – nécessite davantage d’ouvriers et de sous-traitants. Cela multiplie les étapes et occasionne beaucoup de pertes de temps. Qui paye la note? Dans le cas d’une école ou d’un hôpital, c’est le gouvernement. Soit vous et moi.

Autre problème: la Loi R-20 impose des barrières à la mobilité des travailleurs. Elle compartimente l’industrie en 15 régions au Québec. Sauf exception, le travailleur d’une région donnée ne peut aller travailler dans aucune des 14 autres. Le gars de Bécancour est interdit à Trois-Rivières, la fille de Chicoutimi ne peut scier des briques à Rivière-du-Loup. L’employeur doit embaucher «local», à moins que cette main-d’œuvre locale soit épuisée.

Ces règles mènent à des situations aberrantes. D’une part, la concurrence en souffre: dans des régions éloignées, les sous-traitants locaux pour un métier précis se comptent sur les doigts d’une main. Protégés de la concurrence extérieure, ils ont beau jeu lors des appels d’offres.

D’autre part, disons qu’un entrepreneur général obtient un contrat pour construire une école à Gaspé. Il a besoin d’un tireur de joints (plâtrier). Dans la région, ils sont quinze. Et travaillent tous en ce moment sur d’autres chantiers. L’entrepreneur doit faire venir de Montréal ou de Rimouski un tireur de joints et lui payer une prime d’éloignement, ce qui fait gonfler la facture des travaux. Pendant ce temps, à côté de l’école en construction, deux menuisiers au chômage se tournent les pouces. Alors que la plupart savent très bien comment tirer des joints.

Coût: 3,4 milliards $

Combien toutes ces règles nous coûtent-elles? L’économiste Pierre Fortin a estimé en 2002 que la Loi R-20 dans son ensemble augmentait le coût global de construire de 10,5%. La réglementation aurait, selon lui, un impact négatif sur le PIB québécois de 1,5% chaque année. Soit une perte de 3,4 milliards $ et de 52 000 emplois.

Pourquoi ces règles? Le gouvernement a instauré la Loi R-20 en 1968 pour obtenir la «paix syndicale» sur les chantiers de construction. Cette loi obligeait les travailleurs à se syndiquer, tout en les laissant libres de choisir leur syndicat. On croyait ainsi mettre un terme aux bagarres syndicales qui ont marqué les chantiers de la Baie-James et de la Gaspesia. La paix syndicale règne-t-elle aujourd’hui? J’ai voulu interroger «Rambo» Gauthier – le sympathique représentant syndical de la FTQ sur la Côte-Nord – à ce sujet. Mais ma blonde m’a fait comprendre que ce n’était peut-être pas une bonne idée…

Notre gouvernement s’apprête à dépenser encore cette année une douzaine de milliards de dollars en infrastructures de toute sorte. Combien de dollars payerons-nous en trop à cause des rigidités de la Loi R-20? L’expertise et la qualité des travailleurs de la construction au Québec sont reconnues. Mais la cadre réglementaire dans lequel ils évoluent, lui, peut s’améliorer.

Pour économiser sur ses grands travaux, le gouvernement devra un jour assouplir la Loi R-20 afin de rendre nos travailleurs plus polyvalents et plus productifs. Par exemple, en regroupant les métiers réglementés et en réduisant leur nombre à une dizaine.

On pourrait débuter en regroupant les côneux et les décôneux. La madame serait contente.

David Descôteaux est chercheur à l’Institut économique de Montréal.

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