Un tissu de contradictions
Périodiquement, la question de l’eau revient au coeur de l’actualité et nous replonge dans l’éternel débat: l’eau est-elle un bien marchand ou une ressource commune?
Il y a quelques jours, deux voix se sont élevées pour prendre position. Il s’agit de Maude Barlow, présidente du Conseil des Canadiens et ex-conseillère principale en matière d’eau auprès des Nations Unies, et de Riccardo Petrella, politicologue, économiste et président de l’Institut européen de recherche sur la politique de l’eau.
Pour l’un comme pour l’autre, l’humanité vivra bientôt une crise hydrique majeure. Madame Barlow affirme que l’eau est un bien commun qui devrait n’être ni embouteillée, ni exportée, ni tarifée. Quant à monsieur Petrella, il réclame que «l’accès à l’eau soit reconnu comme un droit humain, universel, indivisible, inaliénable et imprescriptible par les Nations Unies». En d’autres termes, tous deux refusent de considérer l’eau comme une marchandise, et défendent l’idée qu’elle est un «don du ciel», qu’elle appartient à tout le monde, et qu’elle doit être distribuée gratuitement.
Leur discours est passionné; leur plaidoyer, poétique. Si leur vision du monde est incontestablement séduisante, en revanche, le raisonnement logique sur lequel ils se basent est troublant.
Pour eux, l’eau n’étant disponible qu’en quantité limitée, il faut la distribuer gratuitement. Mais si une ressource est précieuse, est-il bien raisonnable de la donner? La gratuité n’encourage-t-elle pas le gaspillage? Alors que personne n’arroserait son gazon avec de l’eau embouteillée, beaucoup laissent couler sans scrupules leur tuyau d’arrosage. N’est-ce pas la preuve qu’on gaspille ce qui ne coûte rien? Moins c’est cher, plus on en achète: c’est là la célèbre loi de la demande que l’on enseigne dans les cours d’économie 101 et que M. Petrella devrait connaître mieux que quiconque puisqu’on le dit économiste! Si madame Barlow et monsieur Petrella souhaitent que l’on réduise notre consommation d’eau, la gratuité est-elle vraiment la solution?
De plus, ils invoquent le fait que l’eau est source de vie pour justifier leur position. Mais l’alimentation n’est-elle pas tout aussi essentielle? Et ne risque-t-on pas de mourir de froid en l’absence d’un moyen de chauffage adéquat? Alors, pourquoi n’ont-ils jamais réclamé la gratuité de la nourriture ou celle du mazout? Parallèlement à son intérêt pour l’eau, madame Barlow est une fervente militante antimondialisation. Or, les obstacles au commerce réduisent la concurrence, ce qui force les consommateurs à payer plus cher les produits importés, y compris les denrées alimentaires. Madame Barlow réclame donc à la fois la gratuité de l’eau et des politiques qui ont pour effet d’augmenter le coût de l’alimentation. C’est comme chercher la quadrature du cercle!
Madame Barlow dénonce le fait que des populations entières manquent cruellement d’eau. Mais, du même souffle, elle s’oppose à l’embouteillage et à l’exportation du précieux liquide et réclame même une interdiction formelle et pancanadienne. Elle accuse le secteur agricole de gaspiller l’or bleu, mais milite pour que les exploitants continuent d’être approvisionnés gratuitement. Elle déclare que «nous assistons à un vol de l’eau par les entreprises privées», mais elle désapprouve l’idée de leur faire payer une redevance. Elle affirme que l’eau appartient à tous et que son accès est un droit fondamental, mais elle se bat pour empêcher le Canada de faire bénéficier d’autres pays de ce cadeau divin. Voilà de quoi donner le tournis!
Formules ronflantes, déclarations sensationnalistes, et phraséologie pompeuse, les gourous de la question de l’eau maîtrisent à la perfection l’art de la rhétorique. Dommage que leurs discours soient un tissu de contradictions!
Nathalie Elgrably-Lévy est économiste senior à l’Institut économique de Montréal.
* Cette chronique a aussi été publiée dans Le Journal de Québec.