La cause véritable de la crise du logement
Penchons-nous sur la cause véritable de la crise du logement. Qu’ont en commun Paris, Londres, New York et Montréal? La réponse est simple: un contrôle des loyers! Le contrôle des loyers est une intervention gouvernementale dont l’objectif est de fixer le loyer maximum qu’un propriétaire est en droit d’exiger pour son logement. Par cette intervention, l’État ne permet pas aux locataires et aux locateurs de négocier un loyer qui leur serait mutuellement avantageux. C’est plutôt l’État qui détermine un loyer artificiellement bas, un loyer inférieur à celui qui permettrait un équilibre entre la quantité de logements demandée et la quantité offerte. Cette intervention étatique a vu le jour avec la Première Guerre mondiale dans le cas de Paris et de Londres, et avec la Seconde Guerre mondiale dans le cas de New York et de nombreuses autres villes américaines.
Au Québec, le premier contrôle des loyers a été instauré en 1940 par le gouvernement fédéral en vertu de la Loi sur les mesures de guerre. À l’instar de nombreuses autres formes d’intervention qui se voulaient temporaires, ce contrôle n’a jamais été aboli. Au contraire, le gouvernement provincial a pris la relève du fédéral et a voté la Loi concernant la Régie des loyers en 1951 et la Loi instituant la Régie du logement en 1979. Cette dernière vise essentiellement à exercer un contrôle serré sur les relations entre locataires et locateurs et met fortement l’accent sur la protection des locataires. En vertu de cette loi, la Régie a juridiction en matière de fixation des loyers, de prolongation d’un bail, de reprise de possession, de démolition et de transformation d’un immeuble en copropriété. On pourrait résumer la situation ainsi: un individu utilise ses propres fonds pour faire l’acquisition d’une propriété à revenus, mais l’État lui retire toute liberté quant à la manière de disposer de son investissement. En d’autres termes, le secteur privé prend les risques, mais l’État s’accapare un droit de regard sur l’investissement. «Tu paies, je décide.» Voilà un concept fort intéressant!
Le contrôle des loyers est une intervention inspirée par de bons sentiments à l’égard des ménages à faibles revenus. En empêchant les loyers de dépasser une certaine limite, les gouvernements pensent ainsi répondre à l’empressement de la population qui souhaite protéger certains ménages contre les augmentations de loyer exagérées. Cette intervention part du postulat qu’en l’absence de contrôle, les propriétaires qui souhaitent louer leurs logements chercheront à escroquer et à abuser des locataires en leur imposant des loyers excessifs. Comme se loger est essentiel, il semble donc impératif que l’État intervienne pour soustraire les locataires sans défense aux griffes des propriétaires véreux.
Si se loger est, sans contredit, essentiel à chacun d’entre nous, se nourrir et se vêtir l’est tout autant. Pourtant, l’État choisit de ne pas intervenir pour maintenir le prix des vêtements artificiellement bas et les ménages démunis ne sont pas désavantagés pour autant, car le marché offre des vêtements pour tous les budgets. De plus, la concurrence force les vendeurs à baisser leurs prix dès que les inventaires apparaissent élevés. Quant à l’alimentation, l’État intervient, certes, mais c’est pour maintenir le prix de certaines denrées agricoles à un niveau artificiellement élevé. On parle alors d’un soutien de prix. En vertu de cette intervention, les consommateurs paient un prix plus élevé que celui qui aurait prévalu dans un marché libre. L’alimentation serait-elle donc moins essentielle que le logement? Au nom de quelle logique obscure l’État peut-il invoquer un contrôle des loyers pour protéger les ménages les plus pauvres et, simultanément, imposer un soutien de prix qui accroît délibérément le coût que ces mêmes ménages doivent assumer pour se nourrir?
Mais faisons abstraction de ce paradoxe flagrant et demandons-nous simplement s’il est justifié de postuler que les locataires seraient à la merci des locateurs en l’absence de contrôle des loyers. À l’instar de tous les autres marchés, chacune des parties en présence possède quelque chose que l’autre convoite. Le locataire souhaite se loger et le propriétaire brigue un loyer. Ils ont tous deux intérêt à négocier pour arriver à une entente qui soit mutuellement satisfaisante. Dans un marché qui fonctionne librement et qui permet la concurrence, un propriétaire n’abusera pas de ses locataires par crainte de les voir se loger ailleurs. Il n’y a donc aucune raison de penser qu’en l’absence d’un contrôle étatique les gens paieraient des loyers élevés pour des taudis.
Tout comme le boulanger tente d’offrir le meilleur pain au plus bas prix possible sans y être forcé par l’État, les locateurs qui évoluent dans un marché libre proposeront les meilleures habitations aux plus bas prix possibles, et ce, non pas par altruisme, mais parce qu’ils chercheront à satisfaire leur intérêt personnel et qu’ils ne pourront y parvenir que s’ils réussissent à attirer des locataires. S’il est raisonnable de penser que les consommateurs ne sont pas exploités dans tous les autres marchés, pourquoi en serait-il autrement lorsqu’il s’agit du logement locatif? Si nous convenons que les vendeurs font des efforts considérables pour attirer les consommateurs dans tous les autres marchés, pourquoi en serait-il autrement dans le cas des propriétaires d’immeubles à loyer?
Le contrôle des loyers part d’une bonne intention: venir en aide aux plus démunis. Le but de cette analyse n’est absolument pas de juger si cet objectif est souhaitable ou non. Les choix de société et les valeurs relèvent des domaines philosophique ou sociologique, et non de l’économie. Notre rôle se limite ici à évaluer non pas l’objectif visé, mais l’outil utilisé pour l’atteindre. Il ne s’agit nullement de remettre en question l’intention qui motive l’intervention de l’État, mais simplement de vérifier si le moyen mis de l’avant, à savoir le contrôle des loyers, garantit l’atteinte de l’objectif et avantage effectivement les ménages les plus pauvres.
En ce qui concerne l’efficacité et la validité du contrôle des loyers, les économistes sont pratiquement unanimes. Dans une étude publiée dans le numéro de mai 1979 de la revue American Economic (J. R. KEARL, Clayne L. POPE, Gordon C. WHINTING et Larry T. WIMMER, «A confusion of economists», American Economic Review, vol. 69, mai 1979, p. 28-37), 98% des économistes interrogés ont affirmé que cette forme d’intervention réduit à la fois la quantité de logements disponibles et leur qualité. Une étude similaire, dont les résultats figurent dans le numéro de juin 1988 du Canadian Public Policy (Walter BLOCK et Michael WALKER, «Entropy in the Canadian economic profession: Sampling consensus on the major issues», Canadian Public Policy, vol. 14, no 2, juin 1988, p. 137-150.), rapportait que 95% des économistes sondés confirmaient que le contrôle des loyers est nuisible et carrément inefficace. Cette position est partagée par tous les économistes, indépendamment de leurs convictions politiques. De Milton Friedman et Friedrich Hayek, économistes libéraux et tous deux lauréats du prix Nobel, à Gunnar Myrdal, lui aussi lauréat du prix Nobel et principal architecte du Parti travailliste de Suède, tous les économistes affirment de concert et sans bémol que le contrôle des loyers est néfaste et préjudiciable pour les locataires.
À cet égard, l’économiste socialiste Assar Lindbeck écrivait que «le contrôle des loyers est le moyen le plus efficace que nous connaissions pour détruire une ville, exception faite d’un bombardement» (Assar LINDBECK, The Political Economy of the New Left, New York, Harper and Row, 1972, p. 39). Ainsi, tous les experts qui ont étudié la question concluent de façon quasi unanime que le contrôle des loyers n’est pas une intervention souhaitable, car il cause une réduction du nombre de logements disponibles et place les locataires dans une position fort désavantageuse. Néanmoins, politiciens et activistes demeurent hermétiques aux enseignements de la science économique, ignorent les preuves empiriques pourtant éloquentes et s’obstinent à défier les lois élémentaires du marché.
Voyons à présent pour quelles raisons les économistes sont si nombreux à être défavorables au contrôle des loyers. Nous avons vu que les gens réagissent aux incitations et que les prix constituent l’incitation la plus efficace. Ainsi, le simple fait d’imposer un loyer inférieur au loyer d’équilibre provoque une augmentation de la demande de logements et une réduction de l’offre. Le résultat est inévitable: le contrôle des loyers entraîne une pénurie de logements. La croissance démographique, la hausse du nombre de jeunes adultes et la création d’emplois exercent effectivement des pressions à la hausse sur la demande en logements, mais c’est le contrôle des loyers qui empêche l’offre de s’ajuster et qui crée la rareté. Comme l’État fixe les loyers à un niveau relativement bas, il fait disparaître le profit sans considérer que ce dernier constitue la principale incitation à la construction et à l’entretien de logements locatifs. Il devient alors illusoire d’espérer que les investisseurs du secteur privé placent leurs fonds dans un secteur d’activité où l’intervention gouvernementale bride le rendement des investissements, comparativement à celui qu’offrent d’autres secteurs.
Nos dirigeants semblent quelquefois oublier que les lois du marché l’emportent toujours sur les législations, et que même si l’État s’accapare le droit de fixer le loyer que le propriétaire peut exiger, il ne peut forcer quiconque à offrir un service contre son gré. Tout comme un locataire cherche le meilleur logement à un prix donné, les personnes qui placent des capitaux privés souhaitent le meilleur rendement pour un investissement donné.
En diminuant l’attrait de la construction d’immeubles de rapport, le contrôle des loyers détourne l’investissement vers d’autres secteurs et crée une pénurie de logements qui perdurera tant et aussi longtemps que l’intervention de l’État sera en vigueur. N’est-il pas pour le moins contradictoire de vouloir inciter le marché à offrir des logements à prix abordables en pénalisant l’investissement dans ce type de construction?
Mais le contrôle des loyers ne se limite pas à décourager la construction de nouveaux logements, il est également responsable de la détérioration des logements disponibles. Une étude menée par Paul Niebanck (Paul NIEBANCK, Rent Control and the Rental Housing Market in New York City, 1968) pour le marché américain a révélé que 29% des logements soumis au contrôle des loyers sont délabrés, contre seulement 8% pour ceux qui ne font l’objet d’aucun contrôle. Joel Brenner et Herbert Franklin (Joel BRENNER et Herbert FRANKLIN, Rent Control in North America and Four European Countries, Washington, DC, The Council for International Urban Liaison, The Potomac Institute, 1977) avancent des statistiques similaires pour la France et l’Angleterre. À première vue, il peut paraître irrationnel qu’un propriétaire laisse à l’abandon son actif et néglige de l’entretenir alors que celui-ci constitue une source de revenus. Pourtant, ce comportement est tout à fait compréhensible quand on y regarde de plus près, car le contrôle des loyers empêche les propriétaires d’augmenter leurs revenus alors qu’ils doivent faire face à des frais d’entretien et de rénovation toujours croissants. Malgré toute la bonne volonté qu’il peut manifester, le propriétaire doit composer avec la hausse des frais généraux, du prix de l’énergie et des matériaux de construction, ainsi que des taxes et des coûts d’emprunt. Il arrive fatalement un moment où les coûts excèdent les revenus, et il est alors tout à fait compréhensible que le propriétaire se désintéresse de son immeuble et que le service qu’il offre aux locataires se dégrade au fil du temps.
Chose certaine, si on ne permet pas aux loyers de fluctuer pour refléter la qualité des logements, c’est la qualité des logements qui va s’ajuster pour refléter les loyers payés. Les défenseurs du contrôle des loyers prétendent que l’intervention de l’État permettra à tous d’accéder à un logement convenable à un prix abordable. Mais si l’État peut imposer le niveau des loyers, il ne peut contraindre les propriétaires à entretenir et à rénover leurs immeubles. Les loyers payés par certains seront effectivement bas, mais les locataires en auront exactement pour leur argent, car il faut s’attendre à ce que la qualité des logements laisse fortement à désirer. Une fois encore, il est navrant de constater que l’intervention étatique, qui doit en principe aider et protéger les plus démunis, est en réalité responsable de l’état pitoyable vers lequel évoluent les logements locatifs.
Le fait que le contrôle des loyers détourne les investissements et provoque une détérioration des habitations existantes constitue les deux principales variables à travers lesquelles la pénurie se manifeste et provoque une crise du logement. À l’instar de tous les autres marchés dans lesquels on observe des pénuries, des mécanismes de rationnement autres que les prix vont émerger spontanément. Tout d’abord, le temps nécessaire pour prospecter le marché augmente considérablement et des listes d’attente commencent à prendre forme. Il arrive souvent que des gens commencent leur recherche de logement au mois de novembre alors qu’ils détiennent un bail jusqu’au mois de juillet suivant et s’inscrivent sur des listes d’attente en espérant que l’appartement convoité se libérera. Bien entendu, personne n’apprécie de voir son nom au bas de la liste, et certains useront de subterfuges de tout acabit pour bousculer les autres demandeurs et se hisser en tête de liste, obtenant ainsi la priorité dans l’éventualité où un appartement se libère.
Mais le moyen le plus efficace pour s’assurer les faveurs du propriétaire consiste sans contredit à lui passer de l’argent sous la table. Et qui donc est en mesure de verser de généreuses «récompenses»? Les familles dépourvues, peut-être? Bien sûr que non! Ainsi, des appartements à loyer contrôlé existent sur le marché, mais rien ne garantit qu’ils seront occupés par les ménages les plus démunis. Au contraire, on peut penser que ces derniers resteront au bas des listes d’attente alors que les familles au portefeuille bien garni graviront rapidement les échelons et s’accapareront les logements initialement destinés aux moins bien nantis.
Dans certains cas, ce sont les propriétaires qui vont user de leur imagination pour augmenter le coût de leur logement sans faire fluctuer le loyer. La Régie du logement fixe les loyers, mais elle ne fixe pas le prix d’une infinité d’autres biens. Puisque les propriétaires sont incapables d’augmenter leurs loyers, ils combleront leur manque à gagner en vendant à des prix exorbitants d’autres biens qui ne font l’objet d’aucun contrôle. C’est ainsi que certains propriétaires exigeront de leurs nouveaux locataires jusqu’à plusieurs milliers de dollars pour leur céder la clé de l’appartement loué. Bien qu’elle soit considérée comme illégale, cette pratique est largement répandue dans tous les pays qui appliquent le contrôle des loyers, et est connue sous l’expression «pas de porte» ou encore «key money». Dans d’autres cas, le propriétaire signale au nouveau locataire que la location de l’appartement est conditionnelle à l’achat des meubles qui s’y trouvent. Bien que ces meubles aient davantage leur place dans un dépotoir que dans un appartement, le propriétaire n’hésitera pas à en exiger une coquette somme, que seuls les ménages les mieux nantis seront en mesure de débourser.
Comme si les effets pervers déjà présentés étaient insuffisants, la pénurie causée par le contrôle des loyers transfère au propriétaire un pouvoir qu’il n’aurait jamais eu autrement, à savoir la liberté de choisir entre les très nombreux candidats qui se bousculent pour louer son appartement. La pénurie lui confère donc un pouvoir de discrimination qu’il n’hésitera pas à utiliser. C’est ainsi que nombre de propriétaires vont se livrer au jeu des 1000 questions: emploi, revenu, statut matrimonial… et sélectionneront leurs nouveaux locataires en fonction des critères arbitraires qu’ils se seront fixés. En l’absence de contrôle des loyers, le marché tendrait vers l’équilibre et le nombre de logements demandés rejoindrait le nombre de logements offerts. Il serait alors pratiquement impossible aux locateurs de discriminer sévèrement parmi les candidats sans risquer de ne pas trouver preneur pour leur unité.
Nathalie Elgrably est économiste à l’Institut économique de Montréal et auteure du livre La face cachée des politiques publiques.