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Textes d'opinion

Efficace, la loi «antiscabs»?

La législation qui empêche l’embauche temporaire de travailleurs de remplacement pendant les grèves, communément appelée loi antiscabs, est l’un des aspects controversés du «modèle québécois» depuis 1978. La Colombie-Britannique est la seule autre juridiction en Amérique du Nord qui possède une telle loi, et ce depuis 1993 seulement. Une loi ontarienne similaire n’a duré que de 1993 à 1995.

L’une des raisons habituellement offertes pour justifier une telle loi est que permettre l’embauche de travailleurs de remplacement a pour effet de prolonger et de rendre plus ardus les conflits de travail. Le premier ministre Bernard Landry déclarait ainsi il y a quelques jours en rapport avec la grève des employés de Vidéotron que «Si c’était la loi québécoise… Peut-être que le conflit aurait été sinon évité, du moins écourté». Qu’en est-il de ces prédictions?

Une étude faite par des chercheurs américains affiliés au National Bureau of Economic Research en collaboration avec un universitaire canadien (Cramton P., Gunderson M. et J. Tracy, «Impacts of strike replacement bans in Canada», Labor Law Journal, volume 50, 1999) nous apporte des clarifications à ce sujet. L’étude porte sur 5819 contrats négociés dans les grandes entreprises du secteur privé au Canada sur la période de janvier 1967 à mars 1993. (Un échantillon plus large comprenant de plus petites entreprises, pour lesquelles il existe toutefois moins de données, fournit des résultats similaires.)

Les résultats, fortement influencés par l’expérience du Québec, montrent que l’interdiction de l’embauche de travailleurs de remplacement a en fait plutôt tendance à accroître la fréquence et la durée des grèves. La durée moyenne d’une grève est de 86 jours s’il y a restriction sur l’embauche de travailleurs de remplacement et de 54 jours en l’absence de telles lois, la durée moyenne des grèves au Canada pendant cette période étant de 59 jours. Quantitativement parlant, ces lois ont donc pour effet d’augmenter la durée des grèves de 32 jours, chiffre statistiquement très significatif. L’interdiction de remplacement est la variable la plus importante parmi les autres variables de législation considérées (comme le recours à un agent de conciliation ou un conseil de conciliation, l’obligation de tenir un vote de grève, la perception obligatoire de cotisations syndicales).

La fréquence des grèves

Un autre calcul cherche à cerner l’effet des lois sur la fréquence des grèves. Dans le jargon des économistes, une probabilité de 0 signifie qu’il n’y a aucune chance qu’un événement se produise, alors qu’une probabilité de 1 signifie qu’il est certain qu’il se produira. Les auteurs ont trouvé que la probabilité d’une grève lors de la négociation de contrat est de 0,27 lorsqu’il y a une loi antiscabs, et 0,15 lorsqu’il n’y en a pas. Ces résultats suggèrent donc que les législations interdisant le remplacement des travailleurs en grève ne sont pas nécessairement efficaces d’un point de vue économique. Elles augmentent les probabilités qu’une grève survienne et dure plus longtemps, ce qui contredit la perception qui prévaut au Québec.

Finalement, l’effet sur les salaires réels de ces législations est une augmentation moyenne de 2% par an sur la durée des contrats, comparativement à une situation où les firmes peuvent embaucher des travailleurs de remplacement. Les auteurs estiment que les gains en salaires plus élevés dépassent les pertes en termes de jours additionnels de grève et de plus grande fréquence de grèves, ce qui pourrait justifier l’attrait pour les syndicats des menaces de grèves en présence de ces législations. Cela peut sembler avantageux à court terme pour les travailleurs, mais il faut noter qu’une hausse des salaires réels non associée à une hausse de la productivité rend la main-d’oeuvre relativement plus coûteuse et risque donc d’en réduire la demande. Les gains pour les travailleurs syndiqués se font donc en partie au détriment des autres travailleurs qui, eux, ne trouveront pas d’emplois.

D’autres arguments sont avancés pour ou contre de telles législations, notamment l’équilibre des pouvoirs de négociation entre les employeurs et les syndicats et la diminution des risques de violence pendant les grèves, arguments qui méritent une analyse distincte qui dépasse le cadre du présent article. On doit cependant admettre que l’affirmation habituelle selon laquelle empêcher l’embauche de travailleurs de remplacement permet de réduire la fréquence et la durée des grèves ne semble pas confirmée par les données actuellement disponibles.

Norma Kozhaya est économiste à l’IEDM.

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