La logique discutable des opposants au commerce mondial
C’est surtout l’agitation des manifestants qui attire l’attention des médias à l’ouverture de la ronde de négociations du millénaire à l’Organisation mondiale du commerce. Or en examinant de plus près les arguments généralement invoquées par ces critiques, on découvre qu’aucun d’entre eux ne résiste aux faits ou à l’analyse.
L’un de ces arguments veut que la mondialisation accentue les inégalités entre les riches et les pauvres à l’intérieur de chaque pays. Il est vrai que l’inégalité des salaires s’est élargie, ces dernières années, dans les économies au marché du travail flexible comme aux États-Unis, en Grande-Bretagne, tout autant qu’au Chili et en Asie en général. Mais, de l’avis de la plupart des analystes, c’est l’évolution de la technologie, et non la globalisation, qui est à l’origine de la détérioration relative de la position des moins qualifiés. On assiste dans le monde entier à une poussée fantastique de la demande de travail qualifié, et en contrepartie, à un déclin prononcé de la demande de travail non qualifié.
La libéralisation du commerce et l’influx consécutif sur le marché mondial d’une vaste main-d’oeuvre non qualifiée d’Asie et d’Amérique latine n’ont exercé au plus qu’une minime influence sur la disparité des salaires. Le fait est que la disparité des salaires s’est aussi élargie dans les pays sous-développés, donc là où la mondialisation a suscité l’implantation d’activités «low tech», qui aurait dû entraîner la montée des salaires des non qualifiés.
Le paradoxe est que les mêmes forces globales ont donné lieu à un aboutissement différent au Canada et en Europe. Plutôt que la disparité poussée des salaires, c’est le chômage, l’allongement de la durée du chômage et le sous-emploi qui ont écopé de la baisse de la demande de travail moins qualifié, par la faute des politiques de réglementation du travail. Il semble qu’au Canada, un salaire nul vaille mieux qu’un bas salaire.
Il n’est pas sans intérêt de souligner que les mêmes activistes s’attaquent à la mondialisation au nom du progrès des pays pauvres et au nom de la sauvegarde des jobs dans les pays industrialisés. Le fait est que le commerce hausse le niveau de vie et des pays riches et des pays pauvres. Aucun pays ne peut accéder au développement sans s’intégrer à l’économie mondiale par le libre commerce. L’histoire enseigne qu’aucun ne l’a jamais fait. Les nouvelles techniques, le know-how et les méthodes d’organisation peuvent ainsi se diffuser d’une économie à l’autre dans le cours normal des échanges de bien et de capital. Condamner la liberté de mouvement des biens et des capitaux, c’est condamner, dans les faits, les plus pauvres à rester pauvres en permanence.
Le secrétaire général des Nations Unies, qu’on ne saurait taxer de préjugés anti-redistribution, reconnaît aujourd’hui que c’est beaucoup plus en ouvrant leur marché aux exportations des pays pauvres que les économies développées peuvent le mieux contribuer à leur progrès, plutôt qu’en pratiquant l’aide gouvernementale politiquement inspirée (Wall Street Journal, 29 novembre).
En 1999, comme à l’occasion du débat sur l’adhésion du Canada à l’ALENA, les activistes ont la prétention de s’instituer les protecteurs de l’environnement et des travailleurs du monde entier. Il y a dix ans, ils ont gagné l’insertion dans l’ALENA de «clauses parallèles» pour imposer des normes de travail et d’environnement aux pays pauvres. Le président Clinton et les gouvernements européens en font aujourd’hui leur cheval de bataille contre la volonté expresse des gouvernements du tiers-monde. Mais, derrière son air de vertu écologique et sociale, cette position ne fait que camoufler le véritable enjeu de l’opération qui est de hausser les prix des importations venant des pays pauvres au profit des membres des monopoles syndicaux et des écologistes du monde industrialisé. Si la pratique des ententes parallèles devait s’implanter, la qualité de l’environnement et les salaires se détérioreraient dans les pays pauvres. D’abord par l’effet de revenu qui priverait le tiers-monde des revenus qui leur permettent de se payer un meilleur milieu physique. Mais aussi par un effet de substitution, qui gênerait l’Évolution de l’activité en faveur des industries propres au détriment des plus polluantes. La contribution la plus grande et la moins coûteuse qu’on puisse apporter à la santé et au bien-être des populations pauvres réside dans l’accès à l’eau potable, aujourd’hui contaminée par les déchets animaux et humains. Or en imposant dès maintenant des normes de dépollution industrielle comparables au monde industriel, on se trouverait à substituer des normes environnementales excessives dans les domaines où le tiers-monde n’a pas d’avantage comparatif, soit la dépollution industrielle, à une qualité insuffisante de l’environnement là où l’amélioration est comparativement facile, soit l’eau potable.
Outre que les décisions de l’OMC sont entérinées par tous les gouvernements, rien dans ces ententes n’a jamais interdit aux gouvernements nationaux d’adopter les mesures susceptibles de promouvoir l’intérêt de leur ressortissants. Les seuls actes que les accords interdisent sont ceux qui ont pour objet, explicite ou déguisé, de perpétuer la protection des producteurs nationaux au détriment des intérêts des consommateurs nationaux.
Le sacrifice de souveraineté nationale est présenté par les protectionnistes comme la perte d’autonomie par chacun d’entre nous comme individus consommateurs, épargnants ou producteurs. L’État national dans cette conception incarne la volonté sociale abstraite. Il devient le gardien, l’incarnation du bien-être social. Les finalités qu’il poursuit définissent le bien commun, supérieur au bien des individus qui composent la société.
Rien n’est plus éloigné de la réalité. Cet État platonique n’a jamais existé et n’existera jamais. Chaque fois qu’un gouvernement perd du pouvoir par suite de contraintes imposées par le marché mondial, ce prétendu sacrifice se fait non pas au profit des multinationales, qui elles aussi sont soumises aux contraintes de la concurrence accrue, mais plutôt au profit de chacun des individus que nous sommes (Federalism and Free Trade, Jean-Luc Migué. IEA, Londres, 1994). Comme consommateurs, nous y gagnons en accédant aux biens et services du monde entier à moindre coût; nous y gagnons comme épargnant en obtenant la chance de placer nos économies dans les territoires où elles sont le plus rentables; comme travailleurs et comme personne, nous y gagnons par la faculté que nous procure parfois le libre-échange de vivre ou de travailler où ça nous plaît.
En fait, l’expérience enseigne que la liberté commerciale élargit les choix, abaisse les prix et élève les revenus. À l’inverse, le protectionnisme rétrécit les choix, élève les prix et appauvrit tout le monde. La mobilité des ressources inhérente au libre-échange permet aux victimes d’abus par leur propre gouvernement de se soustraire aux brimades de leur administration publique. Il faut donc se réjouir que les forces économiques mises en branle par la globalisation circonscrivent le pouvoir des gouvernements nationaux, puisqu’il s’agit du pouvoir de multiplier les privilèges aux groupes de pressions au détriment de l’ensemble de la population.
Les ententes de l’OMC ne suppriment pas les règles de droit qui régissent le commerce international; elles circonscrivent au contraire l’arbitraire des décisions protectionnistes des gouvernements nationaux.
Jean-Luc Migué est chercheur associé à l’IEDM, Michel Kelly-Gagnon est président de l’IEDM.