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Deaton, ou l’analyse économique méticuleuse

Angus Deaton, de l’Université de Princeton, a remporté le Nobel d’économie de 2015 pour son analyse de la consommation, de la pauvreté et du bien-être. Certains insisteront sur le fait qu’il s’agit du prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, une précision bien pointilleuse pour un prix décerné par la Fondation Nobel selon les mêmes critères de sélection que le Nobel de physique et pour la même récompense de 1,6 million de dollars.

Si l’on peut dire que le Nobel économique de l’an dernier décerné à Jean Tirole, de Toulouse, était un prix pour l’ingénierie de la réglementation économique, celui de Deaton est, en revanche, un prix pour l’analyse empirique, au carrefour de la théorie abstraite et des statistiques récoltées dans le monde réel.

Jusqu’à il y a environ une décennie, le secteur du développement économique et de l’aide au développement était dominé par des experts encourageant les gouvernements du tiers-monde, souvent corrompus jusqu’à la moelle, à adopter les réformes économiques qui semblaient fonctionner en Occident en échange des fonds. Les recherches de Deaton ont suscité chez lui un point de vue très critique à l’égard des mérites de cette aide. Loin d’aider, celle-ci empêche en fait le développement de bonnes institutions et encourage les gouvernements bénéficiaires à se désintéresser du sort de leurs citoyens pour concentrer leur attention sur ce qui plaît aux bailleurs de fonds. Deaton a aussi encouragé la science économique à observer plus étroitement ce que les pauvres consomment pour mesurer et mieux comprendre la réalité de la pauvreté.

Deaton s’oppose à la façon keynésienne de mesurer la consommation, au moyen de grands agrégats nationaux qui ne reconnaissent pas les comportements individuels. Au contraire, pour Deaton, l’étude de la consommation doit reposer sur des données statistiques précisément ancrées dans les choix individuels et motivés par la microéconomie, plutôt que par une approche macroéconomique. Lorsque la nouvelle théorie des anticipations rationnelles révolutionna la science économique dans les années 1970, et est enfin venu effacer les dernières traces de keynésianisme, Deaton fait remarquer qu’elle est aussi mauvaise que les précédentes lorsque confrontée aux données. Et derechef, alors que la tendance actuelle dans l’étude du développement est de tester les hypothèses par des tests « aléatoires » grandeur nature, Deaton reste dans le camp de la critique en réitérant la place centrale que doit occuper la microéconomie pour réellement comprendre l’économie.

Son apport a aussi consisté à rapprocher la microéconomie de l’étude des données statistiques. Il aide ainsi à développer les enquêtes auprès des ménages, la façon dont on récolte les données statistiques et la façon dont on mesure le bien-être économique en prenant en compte des différences profondes entre les pays. C’est grâce aux travaux de Deaton que l’on sait par exemple maintenant que le taux de pauvreté dans le monde chutera sous la barre des 10 % cette année.

Et c’est justement cet optimisme qui teinte les thèses de Deaton. Celles-ci dépassent la simple description monétaire et s’intéressent aussi à la santé, au bonheur et aux inégalités. Selon ses recherches, le monde n’a jamais été aussi prospère, et les conditions de vie si bonnes qu’actuellement ; et elles continuent d’ailleurs de s’améliorer à un rythme effréné.

Dans son ouvrage The Great Escape (Princeton University Press, 2013), il explique comment l’économie de marché et les changements institutionnels qui l’ont accompagnée ont permis « la grande évasion » de plusieurs millénaires d’une vie où le fait d’avoir survécu à la mortalité infantile ne donnait droit qu’à une expérience de pauvreté écrasante. Le monde qui lui a succédé en est un où les revenus réels ont augmenté de 2000 % au cours des deux derniers siècles. La recension de ce livre dans le New York Times parle de son « optimisme presque éclatant ».

La recherche de Deaton s’intéresse aussi au sujet le plus en vogue actuellement : les inégalités. Pour lui, elles sont importantes et on doit continuer de les étudier, mais elles ne sont pas forcément une mauvaise chose. D’une part, les inégalités sont une indication que nous évoluons dans un monde où les occasions économiques sont de plus en plus nombreuses ; d’autre part, les solutions à la mode de Thomas Piketty passant par une redistribution de la richesse à l’échelle mondiale sont, selon lui, illusoires et contre-productives.

L’oeuvre du professeur Angus Deaton peut ainsi se résumer dans ses efforts à rattacher les grandes questions économiques mondiales à une analyse qui se préoccupe des petits détails et de la collecte de données. C’est un prix bien mérité pour un économiste guidé par son scepticisme à l’égard des grandes théories macroéconomiques à la mode qui ont dominé le dernier siècle.

Mathieu Bédard is Economist at the Montreal Economic Institute. The views reflected in this op-ed are his own.

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