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Textes d'opinion

Les «scabs»

Sauf quelques exceptions, un employeur québécois ne peut remplacer les salariés en grève autrement que par des cadres qui travaillent dans l’établissement en grève et qui ont été embauchés avant le début des négociations. Le Québec et la Colombie-Britannique sont les seules provinces qui ont de telles dispositions anti-briseurs de grève, communément appelées «lois anti-scabs». La législation des autres provinces et du gouvernement fédéral est soit silencieuse à cet égard, soit garantit aux grévistes la réintégration dans leur emploi lorsque le conflit est réglé, mais sans interdire les remplacements temporaires pendant la grève.

En modifiant ainsi l’équilibre des forces dans les relations entre l’employeur et les travailleurs syndiqués, ces dispositions entraînent des effets pervers sur l’emploi et l’économie en général, tout particulièrement pour les PME. Une entreprise multinationale peut, dans le contexte d’une grève, transférer temporairement sa production dans une autre de ses usines située ailleurs. Cela permet aux grandes entreprises d’exercer un certain contrepoids à la pression économique qu’elles subissent, même si elles pourraient à la marge être moins susceptibles de s’installer ici de façon à éviter ces problèmes de relations de travail.

La situation est plus critique pour les PME. N’ayant généralement qu’un seul établissement de production, il leur est beaucoup plus difficile de résister cette pression économique. Elles céderont plus facilement aux demandes afin d’éviter une grève qu’elles savent ne pas pouvoir supporter. Dans le cas d’un conflit, elles auront tendance à rechercher un règlement rapide, ce qui aura souvent pour effet de diminuer leur compétitivité.

Face à ces scénarios peu favorables, la réaction logique d’un propriétaire de PME sera de s’organiser dans la mesure du possible pour réduire sa dépendance à l’égard de son personnel syndiqué. À titre d’exemple, il pourrait avoir davantage tendance à recourir à la sous-traitance, à engager moins de travailleurs permanents ou à augmenter sa capacité de production en ouvrant une nouvelle usine, souvent hors du Québec, au lieu d’agrandir celle déjà existante.

Dans tous les cas, il s’ensuit une réduction de l’emploi et de l’investissement. Une récente étude dans la revue Labour Economics révèle que la présence de restrictions à l’utilisation de travailleurs de remplacement dans une province est associée avec des taux d’emploi plus faibles. Pour le Québec, cette diminution équivaudrait à environ 30 000 emplois. Une autre étude de la revue Industrial and Labor Relations, portant sur des données des provinces canadiennes de 1967 à 1999, a évalué que le taux d’investissement est inférieur de 25% par rapport à une province où de telles dispositions n’existent pas.

Les effets

L’un des principaux arguments invoqués à l’appui des dispositions anti-scabs est qu’elles permettent de réduire la durée et la fréquence des conflits de travail. D’autres études contredisent toutefois cette affirmation dans le cas des grandes entreprises. La plus récente, publiée dans le Labor Law Journal, a par exemple examiné 4340 contrats négociés dans les grandes entreprises du secteur privé au Canada sur la période de janvier 1967 à mars 1993. Les résultats, fortement influencés par l’expérience du Québec, révèlent que la durée moyenne d’une grève est de 86 jours s’il y a interdiction d’embaucher des travailleurs de remplacement et de 54 jours en l’absence de telles dispositions.

La probabilité qu’une grève ait lieu augmente également – de 15 à 27% selon la même étude récente –, ce qui contredit encore une fois l’opinion courante. Ces phénomènes s’expliqueraient par le fait que les syndicats, dont le pouvoir est renforcé par cette législation, sont plus souvent prêts à endurer un conflit plus long en espérant obtenir compensation avec des salaires plus élevés.

En fin de compte, aucune de ces conséquences n’est à l’avantage des travailleurs que ces lois sont censées protéger.

Norma Kozhaya est économiste à l’IEDM et Guy Lemay est un avocat spécialisé dans les lois du travail à Montréal.

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