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Textes d'opinion

Un cartel de provinces? – Le Parti libéral veut entraîner le Canada vers ‘la cogestion, la codécision et la collaboration intergouvernementale, selon un économiste

Les premiers ministres des provinces se rencontrent aujourd’hui (24 octobre) à Québec, pour faire progresser le projet de Conseil de la fédération, convenu en juillet lors de leur dernière conférence annuelle. Au-delà des phrases d’autocongratulations émanant des instigateurs du projet, il convient de réfléchir un moment sur le sens réel de cette nouvelle institution.

Les ententes interprovinciales, comme les ententes entre municipalités, ont conceptuellement leur place dans un régime fédéral, dans la mesure où s’observent des «effets de débordement», qui font que les décisions d’une province affectent l’activité dans une autre province. Le problème se pose généralement entre des provinces limitrophes plutôt qu’à l’échelle canadienne. Par exemple, la réglementation du travail et les contraintes à la mobilité interprovinciale des travailleurs affectent surtout l’Ontario, le Québec et le Nouveau-Brunswick.

La conciliation de politiques incompatibles pourrait donc se faire, et se fait occasionnellement, par des ententes ad hoc entre les provinces concernées, sans qu’on doive passer par Ottawa ou par le Conseil projeté. L’apport du Conseil de la fédération peut cependant être apprécié dans cette perspective. Le document Un projet pour le Québec énonçant la position constitutionnelle du Parti libéral du Québec suggère d’ailleurs que le Conseil de la fédération servirait à faciliter cette intégration.

Une réponse à la centralisation

Mais il faut surtout percevoir le projet de Conseil de la fédération comme une réponse au mouvement historique de centralisation qui caractérise le Canada depuis plus d’un demi-siècle: santé, enseignement supérieur, assistance sociale, environnement, sont autant de domaines où l’autorité fédérale s’est immiscée dans les compétences constitutionnellement provinciales, sans compter les politiques de développement régional d’Ottawa, les programmes de péréquation et de partage des coûts.

Le communiqué de la conférence de juillet des premiers ministres faisait explicitement état des difficultés résultant de la domination d’Ottawa en matière de budgets de santé et de déséquilibre fiscal. En conséquence du pouvoir illimité de dépenser du fédéral (déploré dans Un projet pour le Québec), on peut dire que tous les domaines de compétence provinciale donnent lieu aujourd’hui à des compétences qui se recoupent. En ce sens, l’évolution historique s’est faite à l’encontre du sens fondamental du fédéralisme. À cet égard et dans la mesure où il vise à résister à cette tendance historique, le Conseil de la fédération relève donc d’un bon instinct.

Du point de vue de l’économiste, le fédéralisme se perçoit en effet comme un outil complémentaire au scrutin et au processus politique pour discipliner les gouvernements de la fédération. Le seul processus électoral s’avère souvent insuffisant pour assujettir les gouvernements, même démocratiquement élus, aux préférences diversifiées de toute la population. Trop souvent les décisions politiques sont sujettes à «la dictature de la majorité» ou à la domination des groupes d’intérêt stratégiquement placés.

Dans cette perspective, la notion de fédéralisme repose essentiellement sur l’idée de concurrence intergouvernmentale par la mobilité des ressources. L’apport du fédéralisme à la liberté, à la croissance, et donc contre l’emprise de l’État, est de permettre aux citoyens de choisir le lieu où placer leur capital et où offrir leur travail. Ce sont dès lors les détenteurs de ressources eux-mêmes qui prennent l’initiative de se soustraire par la mobilité aux décisions qui les défavorisent, plutôt que de s’adonner à l’activité politique pour tenter de modifier – avec peu de chances de succès – une politique donnée.

La centralisation, qui est l’antithèse du fédéralisme, devient de ce fait l’instrument par lequel les provinces peuvent se soustraire à la concurrence fédéraliste entre gouvernements. Lorsque, par exemple, les provinces renoncent à leur pouvoir de taxer pour le confier à Ottawa et qu’en retour elles reçoivent une large portion de leur financement du gouvernement central, les citoyens perdent l’un des moyens dont ils disposent pour se soustraire à une fiscalité excessive, devenue uniforme à travers tout le pays.

Les économistes interprètent souvent ce déplacement des pouvoirs en faveur du gouvernement central comme une tentative de cartellisation des provinces par Ottawa. Dans la mesure où la mobilité des ressources est moins grande entre le Canada et l’étranger qu’entre les provinces canadiennes elles-mêmes, le transfert de fonctions en faveur d’Ottawa brime le pouvoir des citoyens eux-mêmes de révéler leurs préférences. Même le fédéralisme «coopératif» devient suspect dans cette perspective.

Un instrument de cartellisation?

Le danger vient de ce que ce nouveau Conseil de la fédération pourrait devenir l’instrument de cartellisation des provinces sous une autre forme, à la place d’Ottawa. Le document du PLQ revient constamment sur l’opportunité d’entraîner le Canada vers «la cogestion, la codécision et la collaboration intergouvernementale». Dans le passé, ces voeux se sont traduits en concentration accrue des pouvoirs au centre et en freins à la concurrence interprovinciale. Il est vrai que les parties au Conseil retiendraient toujours leur droit de retrait (à la manière des gouvernements de l’Union Européenne avant la centralisation), alors que les décisions d’Ottawa s’imposent même dans les provinces récalcitrantes. Par cette propriété, la substitution de pouvoirs en faveur du Conseil et aux dépens d’Ottawa constituerait sans doute un progrès dans la perspective d’une vision concurrentielle du fédéralisme.

L’autre hypothèse est que le Conseil en question ne soit et ne reste qu’une occasion de palabrer pour les premiers ministres des provinces, sans pouvoir réel, et donc qu’il ne soit que le prolongement des rencontres traditionnelles entre eux, avec un peu plus de panache. Il faut reconnaître que la prise en charge par le Conseil de fonctions aujourd’hui assumées par Ottawa est peu probable.

À ce jour, le Conseil de la fédération dans sa formulation courante ne dispose d’aucune assise constitutionnelle. Il ne répond à aucune autorité directement choisie par voie de scrutin populaire, sinon indirectement par l’élection de chacun des premiers ministres participants. Il souffre donc a priori d’un fort déficit démocratique et sa légitimité peut toujours être contestée. Il est vrai par contre que «les relations fédératives ne sont pas faites uniquement de négociations de nature constitutionnelle… mais d’ententes administratives, de décisions judiciaires, de conventions et de négociations intergouvernementales», dans les mots de Un projet pour le Québec.

Certains font reposer le Conseil projeté sur une interprétation de la constitution canadienne qui pose que le gouvernement canadien n’est que l’émanation des provinces, leur création, à la manière d’une autorité confédérale. La réalité juridique et politique se concilie cependant mal avec cette vision. Ottawa est la création directe d’une loi du Parlement britannique. Son pouvoir légal et réel ne dépend pas de la volonté des provinces. Même les milieux «conservateurs» anglophones, en principe favorables au gouvernement limité, voient d’un mauvais oeil la perspective d’un transfert de responsabilités aux provinces ou à un Conseil qui les représenteraient aux dépens d’Ottawa.

Pour conclure, il est donc difficile de prédire, à ce stade-ci, si le Conseil de la fédération inaugurera une nouvelle ère dans les relations interprovinciales, ou s’il s’agira simplement d’une autre innovation politique superficielle et sans lendemain.

Jean-Luc Migué est chercheur associé à l’IEDM.

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